Francine Laugier - La sculptrice de temps

Francine Laugier

La sculptrice de temps

La Belle Inutile Éditions


© Francine Laugier, juillet 2012.
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Les textes qui constituent La sculptrice de temps ont d'abord été publiés en ligne séparément sur le site de l'auteur entre 1998 et 2011 sous la Licence pour Documents Libres.

Table

Le vide du ciel

Spectres

L'âme artificielle

Simple chronique des ombres

L'Élue

Fractales

L'innombrable fugacité du monde

J'ai bercé le temps, j'ai brisé l'espace

Aubes délavées

Mots en costume de vent

Je fus de ceux qui l'ont pleuré

Si peu

Que me revienne toujours le rêve

Haïku

Comme le bavardage d'une pie

Pourquoi douter de la vie ?

Triade


Le vide du ciel

Hier, le jour a fermé mes ciseaux qui montaient un collage de nos instants. Le volet battant frappe au vent. Et je ferme le poing. Retombe dans l'instant, laisse descendre le crépuscule avec ce qu'il traîne d'éloignement et de perte.

Jouer au père Noël, dans un printemps d'avril.

J'aimerais brûler des anciennes lettres, vider tout mon coffret. M'acheter de nouveaux disques dans un quartier tout près de la maison.


Quand j'étais enfant les vendeuses de billets de loterie étaient dans de petites guérites, plus petites que les baraques de cordonniers. Et ma mère croyait à la chance pure de ma petite main.

Une odeur de papier imprimé mélangée à celle de bonbons. L'humidité de mes yeux reste en moi, et j'en sens celle de la mousse.


Le regret est un sentiment pondérable, ce n'est pas comme l'angoisse qui est un point-aveugle.

En te racontant mon rêve j'ai compris le fonctionnement de la pensée mais pas le rêve.

*

Ces visages que je reconnais alors qu'ils sont anonymes, je les rapproche d'autres que j'ai connus. Parfois il faut que tout le monde me paraisse familier. Ça occupe mon espace. Je ne peux pas dire que cela enlève l'anxiété, non. C'est plus fort que moi ; il faut que je ramène ces têtes inconnues à des têtes familières. Il arrive qu'elles présagent un trouble qui peut m'affoler. Mais aussi que je puisse m'appuyer sur ces noms connus, que je mets sur des têtes étrangères. Cet appui sur ces gens inconnus, à qui je mets des noms, que je me mets à rendre intimes, me renforce. Ils rythment l'espace si vaste. Que pense l'étrangère qui se promène ? Qu'est-ce que je pense de la ville, moi, l'étrangère ? Lire dans les lignes de la main des passants, dire la bonne aventure.

*

Les souvenirs reviennent. La dépendance et la peur de la solitude. L'indépendance et le plaisir du faire. Quelle paresse à lire. Je regarde le dessin dans ma chambre : cet espace non cerné, tout allant vers le haut, la finesse de l'encre de chine, ces visages gracieux, et pourtant la robustesse sur leurs traits.

Avant, je suis allée promener jusqu'au Pharo. Il y avait un vent de sud-est, à la buvette. Si peu de soleil passait à travers les arbres, et à quatre heures, il était déjà bas. Je ne sais pas exprimer ce que je ressens. Éclairs d'espoir mais efforts de chaque instant. J'ai réalisé que cela faisait dix ans que l'on se connaissait.

*

C'était un temps où je ne mettais que du tempo dans ma vie. Il n'y avait aucun rythme. « Bah, c'est un moment à passer », me disais-je.

Puis, même le tempo ne tint plus. Quel mauvais moment ! Je me mis en convalescence. La vaisselle, je la faisais quand il n'y avait plus d'assiettes, je ne relisais que des livres courts, je ne marchais que sur des terrains plats. Puis vint le souvenir, les mots mis sur le souvenir. Je tenais la solution. Je me suis éveillée en même temps que la nature. Et le rythme vif du printemps me donnait du plaisir.

*

Comme c'est fugitif, le plaisir. Toujours en train de s'échapper, laissant notre être désolé, comme vidé de sa substance. Pourtant on ne pourrait pas vivre longtemps sans ; si ce n'est tomber dans la mort. En est-il ainsi de l'amour ?

*

C'était un hiver pluvieux, quand les journées sont courtes, et qu'il fait nuit vite. Je me mettais dans un tombeau. Dans des éclairs de lucidité, je mettais un temps à cet enfermement. Ou alors, c'est vers la fin. Je me disais : « Quatre mois sans voir le jour. » Effectivement, je suis restée quatre mois sans sortir. Ciel de plomb, mauvais présage. Et moi, dessous, je n'étais presque rien.

*

Les étoiles parlent en nous, et cela nous juge aux yeux des autres hommes. Un tel est au paradis, un autre en enfer, telle est la vie sur terre. L'enfant, à la barrière, dans son manteau beige ; et la mère de l'autre côté qui hurle. Qui va la calmer ? Moi, je la prends dans mes bras. Elle me dit à l'oreille « ils sont en train de me voler mon petit ». Je regarde : l'enfant et les autres visiteurs sont partis.

Les étoiles aussi sont lunatiques, bien qu'elles nous électrisent. Maintenant la mère rit.

Tels des enfants de six ans nous parlons seuls. Parfois un regard se fige. Est-ce un ange, ou un démon entraperçu qui fait claquer des dents tout en marmonnant.

Si vaste est l'intérieur, où il n'y a que des flammes, ce désert qui brûle : c'est pour cela qu'on nous met des murs.

Il y a des nuits claires, des nuits folles, où la lune doit nous parler, car les portes s'ouvrent et se ferment sans arrêt.

Qui parle de zoo, qui dit que l'animal a gagné ? La bête est fidèle même à l'esprit. Alors que l'âme est comme le caméléon. C'est une impression qui change de couleur. Je veux le calme quand elle crie la guerre.

Comme de lancinantes lanières frappent la peau, la mère crie.

Je veux la paix des chiens. C'est pour cela que je vocifère à la lune.


Moi, je suis aux aguets, qui d'autre, qui d'autre a l'esprit plus affûté ? Moi je suis un chien errant, j'ai soif. Moi, je suis une sorcière, j'aimerais maîtriser les signes. Et moi, je suis la face cachée de la torpeur, le sommeil efface mes mots. « Qui d'autre, qui d'autres ? » Personne ici ne trouve le repos. « Et mon enfant, et mon enfant. »

*

Avant d'être au-delà des montagnes, j'ai joué ma vie à quitte ou double. Je disais au château que j'apercevais de la fenêtre : « un jour, je ne te reverrai plus ». Je m'endormais au bruit de la rivière, et des trois marronniers je ne prenais plus l'ombre. Bien après, mon arrivée dans ce nouveau pays si sec.

Des roches blanches dénudées qui plongent dans la mer : des calanques, mes yeux ne s'en régalent que de loin. Point d'eau, sinon la mer. Et la mer n'est pas mon élément. Ici, il faut toujours s'en excuser. Il m'en a fallu du temps pour que je sois avisée.

J'ai pris l'accent qui chantonne, l'été, sous le bruit de batterie que font les cigales avec leurs pattes. Dans ce pays, j'ai pleuré mon enfance comme on pleure ses dents malades.

*

Le bruit du tonnerre m'est apparu con de bon matin : un bruit de vieux chariot. Le ciel ne peut-il pas amener quelque chose de moderne ? Et là, près de la fenêtre, les nuages ne vont même pas si vite. Ils sont effilochés.

Non, cela ne vaut pas un ciel des Alpes ; avec des nuages si hauts, si vifs. Aujourd'hui, grisaille qui mouille les façades, et les chats errants, qui rend hostile l'espace. Comme on est loin des orages des Alpes.

*

Comme il doit être agréable d'être dans la campagne aujourd'hui, dans les Cévennes, à se balader sous une petite pluie. Voir les feuilles de châtaigniers gorgées d'eau. Aller jusqu'au château, puis se faire prendre en voiture. Le linge, sous la terrasse, qui ne sèche pas.

*

Savoir qui l'on est comme quand on demande : « c'est toi ? »

Comme j'ai été surprise par la pluie drue ce matin et comme je l'ai prise.

« C'est toi ? – Oui, c'est moi. »

*

Est-ce qu'il y a une religion quand il n'y a pas de dieu ? Vider le ciel, ce n'est pas rien. Confucius, le Tao Te King ne sont pas de la religion. Est-ce qu'il y a une religion quand il n'y a pas de religion ? Est-ce que ça a du sens pour d'autres que moi cette dernière phrase ?

*

Rencontrer des extra-terrestres. Quel serait le choc après l'étonnement ? Imaginons qu'il y en ait des différents ; des plus « humanistes » que d'autres. Est-ce qu'ils appliqueraient l'ethnologie ou la zoologie à l'humain ?

À moins qu'on leur vole le feu.

*

Je lambine, et je repense aux genêts au flanc de la montagne. Ma grande sœur me racontait qu'il fallait couper une branche et faire trois nœuds comme médicament contre les verrues. Le grenadier, où il fallait monter sur le parapet pour prendre ses fruits murs éclatés. À l'autre bord de la route, côté rivière, l'allée d'acacias.

Le tissu indien que je mets comme couvre-lit me fait une belle peau. Et comme le monde m'apparaît petit : plus de terres lointaines, plus d'exotisme non plus. Les éléphants de jade sont entrés dans ma maison ainsi que les baguettes pour manger le riz.

Et dans le village, nous nous attablions, ma mère, ma sœur Annick et moi, à quatre heures, devant le cageot de cerises donné par 1e voisin. J'arrêtais de manger bien avant elles.

Cette nuit, comme un petit animal aux aguets, je me réveille toutes les heures. Cela ne m'a pas laissé le temps de rêver.

*

Au petit matin, une impression forte. Dans un éclair de lucidité j'avais découvert que, comme l'amour, le rêve est tout.

Je me fais des secrets, et après je les découvre.

J'ai pensé au Surréalisme. De La Révolution Surréaliste, ils passent au Surréalisme au service de la Révolution : quel dommage !

*

Si nous n'étions pas habités, de quoi serions-nous capables ? La rage au cœur, peut-être, de quelque chose de plus grand.

Mais puisqu'on en est là, autant ne pas se laisser commander par d'autres hommes.

*

Octobre 2005



Spectres

Elle donne sens aux signes, mais pas jusqu'au point de les suivre. De fait, elle se trouve dans la magie, loin de la prophétie.

*

Une couronne plate, de bronze. Je me souviens surtout de cet objet surgi du passé. Et cela m'a fait penser à ton bureau, avec ses pierres, ses statuettes, ses insectes enfermés dans de la résine, ses briquets, ses porte-cigarettes, et parmi d'autres : l'objet plat en bois, qui servait à l'impression des tissus, où je pose mon cahier quand je te rends visite.

S'accrocher à l'objet, plutôt qu'être suspendue dans le vide, avec un poids aux pattes comme le dessin du chat de Nadja dans le livre d'André Breton.

Et la rivière souterraine que je cherchais, je la trouvai sous ma maison. Il y avait ses morts aussi, qui ne transmettaient aucune maladie, car l'air était pur dans la grotte. Puis le rêve continua m'amenant d'autres objets, moins esthétiques, des objets dont on se sert tous les jours, comme ceux qui se trouvent dans une salle de bain : porte-savon, porte-serviettes, broc à eau... Et je me disais quand même « il faut se contenter de ces objets, c'est déjà pas mal ».

Et là, ce n'était plus ton bureau. C'était un remord, mordant et blessant ma vie, m'enlevant la profondeur de la beauté.

*

On dirait que tu sors toujours de l'eau, comme surgi des profondeurs. Il n'y a que ta tête qui émerge. Et tu fais perdu dans l'éveil. Ton corps robuste dort, ou plutôt se laisse glisser dans les remous. Ton corps roux sent l'algue et le sel. Ta tête burinée par le soleil, et tes yeux, ronds, comme ceux des poissons.

Comme au sortir de l'eau, tu m'es apparu ce jour-là. Je me sentais agréablement bien, nous parlions de Duras. Et toi, comme au sortir de l'eau, tu t'es insinué dans le groupe. Je n'étais pas contente, car j'étais bien sans toi. Ta présence, ta tête en éveil a cassé l'intimité de la discussion. Pourtant, je repense à toi, ce jour-là, avec tendresse.

*


Ni heureuse, ni malheureuse, j'aimerais tressaillir de plaisir, quitter ce zéro qui ne vaut que quiétude. Ces instants où rien ne se passe, où je ne suis ni éveillée ni endormie, où pour briser ce néant, je me fais un thé. Alors la saveur fraîche de la menthe dans ma bouche, et la chaleur qui passe à mes doigts, posés autour de la tasse.

Un intérieur de maison n'offre pas le bonheur des rayons de soleil sur la peau, des odeurs de terre, de fleurs, de résine, du chant des oiseaux, du bruit ténu du vent dans les arbres, du fourmillement des insectes dans l'herbe, du jaune des papillons, des plantes grasses avec de petites fleurs violettes… Non, rien ne vaut cela. La mer non plus ne vaut pas un arbre, ni la mélodie d'un ruisseau. Rien ne vaut la bonne terre ; la terre fertile où poussent pommes-de-terre et salades, tendres comme du beurre.

Maintenant les deux anneaux d'or brillent dans la pénombre de la chambre. Le corps au repos, je songe qu'avec moi, les fantômes ont leur poids. Le fauteuil est lourd de vêtements. Avec constance, sous les étoiles, nous deux, doucement nous parlons.

*

Mots, objets, danses ; j'ai toujours habillé ma vie. Et mon chant couvrait le drame. De paroles badines je composais mes poèmes. C'est aux rayons de soleil aussi, que j'offrais mon corps dénudé. Puis vint la nuit. Je ne me débattais pas : la nuit couvre tout. J'attendais que ça passe. Il faut que j'apprenne l'immense. Il faut que j'apprenne l'athéisme. Car sans transport je cherche la sortie.

*

J'ai failli faire l'amour avec l'ombre. Ce n'est pas qu'elle me plaisait — elle avait des bras tentaculaires — mais j'avais tellement envie de faire l'amour. Puis cette part d'ombre m'est apparue trop obscure : j'ai dit non.

*

J'aime le soleil d'hiver. Il ne pique pas la peau, il la caresse ; il ne la noircit pas, il la dore ; il ne brûle pas, il réchauffe ; il n'assomme pas, il réveille. Il a la fougue d'un premier flirt, il a l'attraction de l'école buissonnière.

Ses rendez-vous de début d'après-midi, ses lieux ouverts, sa rareté même, me font savourer des moments uniques, l'inhabituel de sa clarté.

*

De l'arbre et de moi, nous ne faisons qu'un. De ses bras, il m'entoure. Il me caresse, je frissonne. Comme il est bon de jouir.

*

J'étais le temps, je mangeais l'espace. Je détruisais en avançant, mais tout se recréait derrière moi. J'étais le temps et c'était si bon d'avancer, poumons pleins. Et rien ne disparaissait dans mon dos.

*

Janvier 2006



L'âme artificielle

J'avais l'impression qu'il y avait un spectre dans ma maison. Ça craquait, il m'énervait, je l'ai fait taire.

Trouver son cri. Un cri pas seul, un cri sur une musique.

Marc dit : « Qu'on ne me demande pas quel est le dessein du monde, je ne sais pas. »

Jean-Pierre me dit : « Le dessein du monde, ce sont les humains qui ont envie de vivre, les animaux qui ont envie de vivre, les plantes qui ont envie de vivre... »

Et moi : « Qu'on ait le temps de s'ébattre, de s'amouracher, de se cultiver, de créer : trouver son cri joué sur de la musique. »

*

Ce que je fais dans la vie ? J'attends Godot. Cela fait longtemps que je l'attends, des décennies. J'attends Godot parce que cela me plaît de l'attendre. J'imagine la chaleur amicale que me procurerait son arrivée. Combien cela mettrait du piment dans notre compagnonnage à Jean-Pierre et à moi. Combien Godot valoriserait mon quotidien, et merveilleusement l'ouvrirait. Comme spontanément, Godot, Jean-Pierre et moi, nous nous adapterions à cette rencontre.

La venue de Godot serait un nouveau départ. J'attends Godot, je ne désespère pas de le voir arriver un beau jour, dans ses grosses chaussures de ville. Et quand j'écris, c'est aussi pour Godot. J'aimerais tant être éblouie par ses propos, pleins de bon sens populaire, et ses critiques dont l'humour élargirait nos bouches et plisserait nos yeux.

En compagnie de Jean-Pierre, j'attends Godot de pied ferme.

*

J'aime les répétitions, ce qui se traîne comme une rengaine. C'est ma façon de remplir les silences. Peut-être aussi une manière d'envoûter celui qui me fait face.

Elle disait : « À cinquante ans, on se sent vide ». Et elle le répétait, le répétait. Cela m'émouvait, son idée fixe.

Pourtant, il n'y a rien de plus terrible qu'un seul mot répété, comme : Silence ! Silence !

*

L'espace me ravale au temps. Mon sang tourne à l'aigre. Qui me picore ainsi ? Fantôme es-tu là ? La veine à mon coup frappe, ma gorge se serre. Mon imagination s'est tarie en même temps que l'anxiété. Parfois, à force d'attention à mon corps, je rapetisse, jusqu'à craindre la disparition.

Jeudi, je croyais que c'était vendredi. Comme c'est bon de gagner une journée.

*

L'ange ne se présenta pas. Il souriait. Ses ailes, sa robe longue : tout était blanc. Je me disais : « C'est une hallucination. Mais pourquoi un ange ? Je suis athée. » Il se mit à me suivre partout. « Le ciel, me disais-je, n'est pas pour moi. C'est peut-être un ange du démon déguisé en ange du ciel. » Je me rendis compte que je croyais plus à l'enfer qu'au paradis. J'essayais de mieux comprendre ma pensée. J'ai alors trouvé bête de croire à l'enfer. « C'est un extraterrestre », murmurai-je.

« Qu'as-tu trouvé de nouveau ? Les anges sont aussi extraterrestres. Mais alors, pourquoi se déguise-t-il sous le masque de croyances qui datent de tant de siècles ? C'est stupide. Si encore il ressemblait à un petit homme vert. » Là, je me rendis compte que mon ange était devenu tout noir, de la robe aux cheveux. « Bon ! Réfléchissons un peu. À quoi bon, chuchotai-je, il peut se transformer en ce qu'il veut. » L'ange me suivait partout, et je m'habituais à sa présence. « Tant qu'il ne me gouverne pas comme mes anciennes chimères, je m'en fous. Après tout, je ne suis pas seule au monde, alors pourquoi n'y aurait-il pas un ange qui traîne dans mes relations ? Mais pourquoi un ange, pourquoi un ange ? » Et je ne trouvais aucune explication.

Je n'avais plus de rêveries, aussi une grande partie de mon plaisir avait disparu. « Après tout, je peux faire du réel un festin, » concluais-je devant l'impassibilité de l'ange noir. Mais très vite je compris que le réel ne me suffisait pas. Il me fallait des signes. Cette constatation fit disparaître l'ange. J'étais de nouveau seule avec le réel. Très vite je rhabillais ma vie : « Es-tu là mon spectre ? » Comme réponse, un craquement dans le mur. Puis : j'enlève ma bague en argent, je touche du bois pour que mon rendez-vous du matin se passe bien. Je me tire les cartes pour savoir mille choses.

Je n'ai jamais su ce que voulait l'ange. Je ne l'ai pas suivi. Mais aussi, pourquoi un ange ?

*

Des chagrins, je n'aurai plus. La vision d'un champ de blés mûrs me persuade.

Resteront encore la colère, l'impatience, parfois l'ennui, le trac, et bien d'autres misères.

*

J'aimerais trouver un écueil à mon non-être. Tomber dans l'instant, et être la plus spontanée possible.

*

Enveloppée de sommeil après une nuit blanche. J'arriverai bien à m'endormir à l'heure de la sieste. La musique baroque est trop structurée quand on manque de sommeil. Quand on est sans défense, s'accorde mieux la musique romantique : quand un rien énerve, et qu'on doit se laisser aller. J'aimerais qu'au dehors le soleil brûle l'herbe et réchauffe le parapet. J'aimerais trouver la fraîcheur dans la pénombre de ma chambre.

*

Je demandais du repos. Rien que du repos. Et que les autres continuent à vivre.

J'avais vingt-huit ans. C'était atroce de m'apercevoir que je ne pouvais pas dire « pouce ».

*

S'amuser, comme enfant, à cacher le soleil, ou la lune, avec son pied. S'amuser encore.

*

Comme la vie rassure. Ma petite chatte va et vient dans la maison. Elle est revenue de la colline les poils pleins de résine. Mais quand la vie ne bouge pas, comme les fleurs, de voir leurs corolles s'ouvrir et se fermer, me fait peur. J'ai bien du mal à m'habituer à cette planète.

*

Le masque abat-jour était en fer, les dessins du visage, brûlés au chalumeau. Je me mis à lui parler. L'âme arrêtée dans ce masque me disait la douleur de l'enfermement. Et toute cette immobilité me pétrifiait. Le masque me confia que cette paralysie pouvait durer des siècles et des siècles. Devant lui inerte, j'avais l'impression de me consumer à une vitesse à donner le vertige. Je me sentais, avec effroi, poussée vers l'abîme ; pourtant le destin du masque m'apparaissait démesuré à côté de mon anxiété.

Il ne m'est pas venu à l'idée d'allumer une bougie. Je suis sûre que j'en aurais été calmée un instant. Là, j'écris en avalant la fumée du tabac brûlant. Nous aussi les humains, ne sommes-nous pas des feux qui brûlent longtemps ? J'eus une pensée pour les indiens qui ne nous ont pas dit tous leurs mystères, et si souvent ont fumé le calumet de la paix.

*

Tirer le minerai : charbon pétrole, uranium. Tirer le minerai. On n'arrive pas à l'imaginer à l'échelle individuelle. On l'imagine toujours gigantesque. Certains disent que cela va finir par nous perdre. D'autres, plus fins, y voient la perte de notre liberté.

Soleil, eau, vent, sont à tout le monde.

*

Le libéralisme a le don de nous faire croire que les problèmes que l'on rencontre sont des problèmes personnels. Et de cela, il en fait un business des relations humaines. Le new age s'inscrit parfaitement dans ce libéralisme. Même les syndicats ont reculé devant nos soi-disant problèmes personnels : ce n'est plus une question d'organisation, c'est que l'on ne sait pas gérer son potentiel humain. À nous d'avoir du ressort, à nous de connaître pierres, plantes, nourritures qui soignent nos maux. À nous d'être zen quand l'usine ferme. À nous de butiner les différentes philosophies du monde, quand on ne connaît même plus la sienne et qu'on ne sait plus balayer devant sa porte. On n'approfondit plus rien, il faut aller vite. Alors on picore : un peu de bouddhisme mélangé de quelques connaissances catholiques...

L'Irak, Tchernobyl, l'organisation du travail, tout cela n'existe pas. On se demande si l'on descend des premiers hommes ou des hommes nouveaux. Pour cela, on doit connaître son groupe sanguin. Et de là, savoir si l'on peut boire du lait ou de préférence le remplacer par du fromage de chèvre.

Pendant ce temps, la guerre s'étend. Pendant ce temps, certains nous peaufinent des contrats première embauche ou des contrats nouvelle embauche. Il n'y a plus de problème politique, il n'y a plus de rapports de classes. C'est un problème de personnes : harcèlement au travail, dépression, que sais-je ?

*

Ma détresse est rayée jaune et bleu. Elle me retrouve même dans mes rêves, et quand la mer se retire, elle pose un trait violet sous mes yeux.

Elle me fait des instants aux aguets, mon cœur qui bat ne se rythme qu'à ses pas. Je ne sais pas qui d'elle ou de moi se traîne dans ces jours où passe une saison ; les nuits sont courtes maintenant, et ma chatte, que la nature éveille, prend des poses de lionne.

Ma détresse, vigoureuse et vivace, me tire dans des recoins noirs où, comme si l'on était toujours en hiver, comme si j'avais noué fort autour de mon cou un foulard, elle serre ma gorge blanche. Elle m'habille de coton gris, et les chansons d'amour ne parlent que de regrets.

Je n'ai jamais su apprivoiser ma détresse. À chaque fois qu'elle revient, elle me surprend par sa jeunesse. Sa fougue envers moi a la rapidité de l'éclair. Moi, pauvre tonnerre, ça tonne mais le bruit ne sort pas. Le signal de SOS, ce sont mes larmes qui le lancent, en coulant sur mes joues creuses. Alors les autres personnes, autour de moi, s'affolent, et me donnent des cachets roses. Mais souvent il faut plus que cela pour battre ma détresse. J'ai beau changer d'adresse, toujours elle a su me retrouver.

*

La première fois que j'entendis le souffle, c'était le soir très tard. Ce n'était donc pas des travaux à l'extérieur, ce n'était pas le frigo, ça semblait sortir de la télé. Je constatai ce nouveau bruit dans la maison et allai me coucher.

Le lendemain matin, pensive, revivant mes rêves nocturnes, en buvant mon premier café dans la cuisine, je ne sais ce qui me rendit attentive, mais j'entendis le râle. Il était entrecoupé de silences, et reprenait. Je m'approchai de la télé, je me mis près des haut-parleurs. Silence. Je me rassis à la table et le râle reprit. Le bruit pénétrait tous mes pores. C'est alors que je sentis combien l'âme artificielle m'énervait. Le frigo ronronnait avec de jolis aigus. Puis tout se tut, télé, frigo. Silence complet.

Ce silence me faisait du bien. Je le savourais tout en sentant mes muscles tendus, mes nerfs à vifs : je n'arrivais plus à me calmer. Je maudis le cri de l'âme artificielle.

*

Quand descendait le soir, je me suis tue. J'ai éteint la radio et me suis mise à regarder le ciel nuageux. Le branchage des frênes bougeait légèrement, dessous l'herbe folle était déjà presque jaune. La nuit descendait lentement, avec moi tout se taisait, et je me sentis au repos. Quand je commençai à ne plus rien voir, je fermai les volets avec regret.

*

Février-mars 2006


Simple chronique des ombres

« La maison de votre enfance ? » Je venais de lui répéter que ma mère avait changé de ville il y a plusieurs années. Pourtant je compris qu'il avait raison de jouer au sourd. La future entrée de ma mère en maison de retraite était comme si, une fois encore, je quittais la maison de mon enfance.

En vieillissant, ma voisine est devenue moins généreuse. Bof ! Elle ne sera pas plus riche dans sa tombe.

L'opacité de l'air, la vitesse des voitures, déposent un voile sur les objets les plus quotidiens. Tout a pris le goût sec du pain dur.

Des cendres, des bouts d'os, Mitsounette n'est plus. Ici, une bougie vacille. Au bord des larmes, ce matin, au bar.

Je dansais, mais de ne plus avoir son regard, je me suis sentie un clown. Pour me donner du courage, je me suis mise à chanter à tue-tête. Je disais son nom.

Le soir, si vite, si vite je m'endors.

« Il faut se nourrir, dit Anne-Marie, avec des livres. »

Je fais de la musique avec n'importe quoi ; avec tous les objets qui me tombent sous la main.

« Sois plus discrète. La déchéance c'est souvent dans le regard de l'autre. » me disait Jean-Pierre, quand loin de la litière, je devais ramasser le caca de Mitsounette. Je pestais.

« Quatre-vingt-dix », ce n'est pas évident pour un étranger.

*

L'entropie. Mon énergie se disperse. Me vide. Je reste sur le quai, les bras ballants. Petit à petit, la tiédeur m'endort. Où est mon cœur de braise ? Je ne vais connaître que le froid de la perte, la dureté du mur de pierres, le lisse de la tôle de fer.

Diane m'envoya un rêve de chasse. Petite Mitsounette est morte. Son corps raide m'éloigna de la déesse. Devant le sachet des restes de Mitsounette, après que son corps soit passé au feu, je me suis sentie athée.

*

Quelles défenses vous avez là, madame ! Vous vous endormez devant les autres de peur d'être blessée, rejetée. Mais vous savez que vous n'y pouvez rien, sur l'imaginaire de l'autre. Aussi, vous vous jouez ; et quand les autres ne sont pas sympathiques, vous vous jouez d'eux comme vous jouez avec les mots. Et vous voulez que je vous dise, « vous m'êtes sympathique ».

*

Ses talons claquaient sur la dalle. Elle heurta ma valise, s'excusa et engagea la conversation. Elle me raconta l'ennui d'être toujours à attendre quelqu'un. Moi aussi j'attendais. Je crus voir de la mélancolie dans ses lèvres qui tombaient, charnues. Mais ce ne devait être que mélange d'ironie et de gourmandise sensuelle jamais assouvie. Je devinais que cette amertume, elle la cachait comme un ultime secret. J'aimai plus que tout ce regret, que le temps avait marqué sur sa bouche. Arriva, sur le quai, une jeune fille au long cou comme celui d'un cygne. Elles se firent la bise. La voyageuse me dit « Enfin ma nièce ». Et l'on se sépara.

*

Comme s'il se rejouait la mort, je nais à chaque instant. Bleue de peur, je nais. Le cri tellement blanchi qu'il ne se diffuse qu'en dedans. « Il m'a fait peur » dit la mère, il t'a fait peur. L'homme nous a tellement fait peur. Après, à trois ans, je me cachais sous le lit.

Mon amant est un roi sage, mais pas très sage. Il m'oublie. Il ne devient qu'une tête, aussi j'ai vieilli. Il y a si longtemps que je prenais maîtresses et amants. Les dés sont jetés, comme toujours chaste mais pécheresse, j'ai besoin de mains sur mon corps.

*

Le regard que m'ont porté les autres a souvent dominé mon miroir secret. Cela m'a surtout mise, pas à côté non, mais mal dans mes pompes.

Mon reflet intérieur miroite, et je deviens translucide. Je suis pourtant plus noire que vous le croyez. Mais dans un désert la présence d'un autre homme est précieuse. Dans un désert il n'y a pas de vin. L'ivresse sont les paroles échangées, les mains qui se posent sur l'autre.

Il y a de cela bien longtemps, j'étais perdue dans le groupe. À ma façon bien sûr. Je partageais les idées et le hachisch. Je me suis toujours conduite à ma façon, même si le regard que m'ont porté les autres à souvent dominé mon miroir secret.

*

Comme était sombre ma nuit. Je quittai l'usine, et du bruit au bar : un candidat à l'élection de la ville tenait meeting. Je passai, loin du tumulte.

Comme était sombre ma nuit quand dans une soirée une femme disait : « Il paraît qu'on peut devenir fou à la minute. »

Comme est sombre ma nuit quand, dans la force de l'âge, je regarde cette jeune fille si timide, comme je l'étais à son âge.

Comme est forte ma nuit, quand le rêve a tiré le fil, et que le sens dépasse la raison.

*

Mes certitudes tombaient une à une, dans le sommeil. C'était horrible. Dépossédée, j'allumai une bougie pour apprivoiser la nuit. Il fallait que les dieux soient furieux pour m'envoyer une telle épreuve. Mes sens étaient dans un tel dérèglement que j'avais peur des ombres. J'étais vaincue, et ne pensais qu'à atténuer la souffrance. Je me suis rendormie comme un chien battu, recroquevillée dans mon lit.

Et ce matin, je me retrouve avec cette peine en moi qui me dit que la tempête peut encore gronder ; qu'avec le vacarme, je n'en aurai fini qu'à la fin de ma vie.

*

Tu es une amourette d'un soir. Dans ton sac tu as peu de choses. Juste de quoi faire ta toilette. Pour toi l'argent est quotidien. Tu es cigale, tu prends le jour comme il vient. Tu lis des romans dans ta chambre d'hôtel au papier peint. En amour tu n'es ni candide, ni experte. Disons que cela t'est naturel. C'est pour cela que tu ne fais pas une bonne fille de joie. Car les hommes sont naïfs. Tu es pourtant d'amour et d'eau fraîche. Tu ne fais que passer : voilà la réalité de ta jeunesse.

*

Jean-Pierre c'est plutôt Apollon, mais il a la fureur de Dionysos. Le voilà qui rêve d'Athéna alors qu'il se trouve avec Artémis. Ma chaste pudeur dépouille ta vigilance, et n'est-ce pas depuis les entrailles de la terre que l'on s'aime ? Je suis lunatique, c'est pour cela que j'ai pu te contredire. Mais la lune, Jean-Pierre, la lune vaut bien tout le savoir, car même quand je décline, ma sensibilité est fertile, aussi tenace qu'une jeune adolescente, têtue dans son choix d'amour. De moi on ne sait presque rien. Ta ville, dans l'antiquité, me fêtait sur la colline au pied de laquelle tu habites. Cette colline où, jeune homme tu vis, près du bassin, un faune pensif.

*

Parfois mon regard détruit. Parfois mon regard abîme la matière. Dans ma chambre, dans la pierre, s'est inscrit le signe de l'infini. Puis sur ce signe s'est tracé un chemin rassurant. Mon regard a deviné des dessins sur la feuille blanche. Ma main a dessiné, ma main a dominé. Se peut-il que les dieux, comme les anges, soient jaloux des hommes ? Pourtant nous les aimons plus qu'ils ne nous aiment.

*

Décembre 2006


L'Élue

Tu aimerais faire surgir le verbe ; quand dire c'est faire. Traîner, flâner, se balader : la feuille de platane est tombée dans ta chambre, l'oiseau chantait.

Tes excès, tellement tu rencontres le dilemme, tes excès laissent l'amertume.

Ta mère t'acheta quand tu étais petite fille, des chaussures de garçon. Tu pleurais, tu ne voulais pas douter de ton sexe. Têtue, ta mère t'acheta des chaussures de garçon.

Pour bien d'autres raisons encore tu laisses tomber les minutes dans l'oubli. Si tu te racontes encore des légendes, c'est pour être l'élue d'un conte, où les pelouses, à perte de vue sont tendres à dévaler ; où dans la fête, légère, tu frôles les inconnus. Quand tu t'éveilles doucement, tu sais que c'est un nouveau départ, et l'être aimé, tu le chéris.

*

À la cafétéria, le bol en terre cuite un peu ébréché, où l'on me sert du lait, me bouleverse. Comme tout à l'heure sur l'esplanade du temple, les volutes de fumée, quand je me demandais ce qu'avait bien pu devenir l'ami rencontré il y a vingt-trois ans.

Un oiseau dans ma gorge, un mot sur ma langue, et dans mes mains le sens.

Je n'ai pas dit mon dernier appel, ni achevé le dernier rituel.

La ville entoure ma maison, et cette mer de toits, aux tuiles rouges, voici que je me perds dans sa foule. Dense, danse, dense, je vole à mon rendez-vous.

*

Tous les magasins étaient en deuil de la mode de l'année deux mille trois. En vitrine, c'était déjà les vêtements d'hiver. Les robes étaient toutes de ton pastel, datant des années dix neuf cent cinquante. Je me demandais ce qui se passait dans la ville pour exposer des vêtements que personne ne semblait porter, et j'étais persuadée que personne ne voulait en acheter, tellement ils paraissaient en décalage, sortis d'un autre âge. Je pensai à la jeunesse de ma mère. Même les vêtements d'homme étaient démodés. J'eus peur que le temps ne s'arrête. Je me dirigeai vers un magasin de maillots de bain, en me disant qu'en août je trouverais peut-être des soldes. En effet, de magnifiques maillots m'attendaient dans leurs bacs.

Quand l'hiver fut là, je n'ai rencontré dans la ville aucun homme, ni aucune femme, portant les vêtements que j'avais pu voir dans les galeries du Centre Bourse. Mais alors, j'étais bien dans mon esprit, et je n'avais plus besoin d'être rassurée.

*

Tous mes pleurs glacés, toutes mes rouges émotions, je veux les faire remonter à la surface pour comprendre. Je dois aller là où m'attend l'oursin blanc. L'éveil est toujours au tournant, quand je ne sais pas trop où ça me mène. Quand il y a un pourquoi, il y a toujours une réponse plus juste que les autres.

Vois, comment la lune blanche absorbe tes visions. Vois, comment le soleil monte peu à peu, comment tout repose en paix, le soir, à son coucher. L'horizon n'est qu'à moi, et dame en ce monde, les éléments me disent la saison. Je connais les fleurs médicinales et le moment où il faut couper les herbes et les cheveux qui poussent. Au bar, le fond de mon âme, comme on dit le fond de l'air, est nostalgique : ce n'est pas plus explicable.

*

Les alcooliques me sont devenus sympathiques. La vie qui s'use, la dépendance. À deux, être prêts à toutes les feintes pour boire. Se sentir légèrement saoul, la brume qui envahit, se sentir alors prêt à tout. Prêt à toutes les confidences, prêt à toutes les actions, en restant assis à sa table, un verre à la main. Boire et parler, parler. Jouer son destin sur une table de bar. Les rêves, les rêves jamais réalisés qui surgissent, les prononcer : y croire encore. Croire que la vie est un amas de possibles : ils arrivent, ils submergent comme des vagues. Le vin donne du courage. Tout est encore possible : les grandes aventures, les grandes décisions. Même quand la bouche est pâteuse, on parle encore. Même quand on tient tout juste debout, on veut y croire encore.

Les fumeurs, eux, sont comme les chats : ils sont d'une dépendance individuelle. Ils restent à lire le journal, à écrire. Ils ne craignent ni la solitude, ni l'anonymat, ni la froideur des bars. La chaleur, ils la trouvent dans leurs volutes de fumée. Qu'on leur fiche la paix, ils savent s'occuper seuls. Bien qu'eux aussi, parfois, ils refont le monde en buvant un café.

*

Elle aime le bleu, cette femme. Cela fait plusieurs fois que je la croise à Saint-Victor. A-t-elle les yeux bleus ? Oui.

*

Je faisais venir le rêve : les yeux fermés, je forçais les images à s'imprimer. Je me racontais des histoires que j'aimais bien, je m'imaginais tout autre. J'inventais des personnages. J'inventais, dans l'amour, la jalousie des privilégiés. Et cela renforçait l'attention du désir. Je rêvais, dans une journée, au moins autant qu'un chat. L'émotion me recouvrait, la pensée aiguisait mes mots. Aujourd'hui, tranquille, je me penche sur ces moments qui m'ont donné l'expérience du possible.

*

J'irai chercher conseil auprès de la vieille raison : car les marguerites, je les ai toutes effeuillées. Le jour, la nuit, à guetter le moindre signe. Tout s'était tu, jusqu'à la brise. J'en appelais au verbe, au substantif désir. Et voici que parmi les plis du réel, je n'étais plus l'élue.

*

Mai 2006


Fractales

Il aurait aimé passer une annonce : échangerais sagesse contre illusion.

~

Et cette route nationale au bord d'un chemin ombragé, gorgée de fortes odeurs d'humus. Cette route qui me peuple depuis des mois, dans l'éveil et dans le sommeil, d'où sort-elle ?

~

La matière est virtuelle. L'esprit est toujours actuel. Mais où est l'inconscient ?


Mon arbre généalogique ne me dit pas qui je suis ; si je joue à la mère de famille, si je cherche la haute couleur jaune. On me montrerait le singe de qui je descends, que cela ne me dirait pas qui je suis.

~

Je n'aime pas la symétrie. Elle me fait penser à des temples. Je n'aime pas les temples.

La mort est plus accueillante quand elle reste dans le rituel athée. Elle reste notre affaire.

Il faut bien vivre avec l'irrationnel. Tout simplement l'accepter sans comprendre.

L'irrationnel ne cohabite pas forcément avec la religion. Tout au contraire.

Le cercueil entra dans l'église, et c'est là qu'il ne m'appartenait plus, on me l'enlevait.

~

Je ne sais pas habiller mes jours même en étant loin des paillettes. Je me mets en pyjama et je fume.

C'est une brute mon arbre sans ses branches vertes et ne portant pas de fruits.

~

Je marchais. Le vent battait mes joues, et soulevait mes cheveux. Je ne me voulais pas d'ailleurs. Non.

La ville manque d'ombre. Et les odeurs fortes d'urine dans les escaliers pentus.

Qu'ont-ils fait de nos platanes ? Places goudronnées, dallées. Peur du clochard dans l'ombre du platane.

Ville où l'on se cache. La fugueuse sur ses hauts talons marche en plein soleil et pourtant en oublie la plage.

L'odeur d'algues au Vieux Port. Elle me cuisinait du poisson avec des tomates.

Nulle part où se cacher pourtant. Alors on rase les murs.

Ils ont détruit le quartier arabe. Adolescente j'y buvais du thé à la menthe et j'y mangeais des gâteaux aux amendes, parfumés de miel.

Dans cette ville j'y ai perdu un amour. J'en ai retrouvé un autre. Mais les amis sont rares.

J'y ai consolé des enfants, habité des appartements inconfortables. Perdu au marché la seule photo de mon père jeune.

J'ai croisé des vœux de changements. Arrêté mon regard sur un jeune homme.

Dans ma ville on aime les épices, les siestes courtes et la circulation désordonnée.

Dans ma ville il y a des peintres qui se servent du pinceau comme en Asie, et des poètes qui pensent ne rien avoir à dire.

Des odeurs de patchouli et, là-haut, les marguerites géantes aux fenêtres.

Dans ma ville on écoute les chansons populaires venant d'autres pays. Et les gens s'interpellent d'une fenêtre à l'autre.

~

Dans ma rue beaucoup de gens prennent des photos. C'est une rue en escaliers, non loin de Notre-Dame de la Garde, avec vue panoramique sur la ville. Avec ses volets bleutés, son linge étendu aux fenêtres, ou sur la barrière pour les rez-de-chaussée. Combien de fois des gens posent pour être photographiés sur mon perron, avec mes chats.

~

Elle ne mettait plus de fleurs sur le rebord de sa fenêtre. Elle me disait « dans ma rue il n'y a que moi qui arrangeais un peu. Alors a quoi ça sert ? »

Tous ces géraniums elle les arrosait beaucoup pour qu'ils restent en fleurs. C'était magnifique.

~

Il me fait encore mal, ce premier amour. Parce que premier.

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Je n'arrive pas à m'endormir. J'éteins et je laisse la radio allumée. C'est une interview de Françoise Sagan.

~

Dans les Alpes on se lavait dans une cabane à la source fraîche.

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Le libraire m'a donné des tickets de réduction pour les salles de cinéma. Par ces après-midi chauds c'est bon d'aller s'enfermer dans une salle noire.

Chez mon libraire j'ai ma carte d'abonnée pour la réduction de 5%.

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Toute la richesse d'un être m'est apparue là, dans ces talons posés.

~

Si je rêve d'extra-terrestres qui me torturent par leur télépathie, c'est pour disculper les humains.

Vous me laissez là une bien grande part de réalité.

Vos mots remplissent ma bouche et passent la barrière de mes dents.

Vos yeux bleus. Pas d'un bleu. Bleus.

~

La littérature fraye trop avec les sciences humaines : psychologie, sociologie.

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Il est plus passionné à nous rappeler qu'il y a vingt-cinq ans on fumait des P4, que de me dire qu'elle est la position de la CNT sur la guerre contre la Serbie.

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« C'est tout à fait toi ça. » Je venais de poser un œuf un peu trop fortement, il se répandait sur la table.

~

J'ai oublié d'être enfant le jour où tout tournait sur la piste de danse.

C'est ce jour-là que le hasard m'est devenu descriptible.

Le charme a disparu. Je sais qu'il m'a plu parce qu'il tenait la buvette dans le village de mon père.

Bien sûr, il n'y a pas que ça. J'ai eu envie de poser ma tête sur les épaules d'un homme.

Que dit du hasard mon amour d'aujourd'hui ?

~

À chaque fois je me fais avoir, je crois qu'ils parlent seul. Mais en approchant et en regardant de plus près je constate qu'ils téléphonent.

~

J'ai endormi un enfant, et je veille l'air serein, mais lasse de ma maturité.

L'enfant s'est réveillé. Il réclamait sa liberté. Je l'ai laissé sortir. Plus lasse encore.

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Je n'aime pas les bazars. Tout ce plastique. Mais quand il m'arrive chez le marchand de journaux de mon quartier de trouver de la papeterie ou des cédés, j'aime. La dernière fois, j'ai acheté une bande-vidéo sur la panthère.

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Qui ose encore calomnier ces petits pas peureux que l'on a faits pour se comprendre ?

Le soleil s'est encore levé pour moi, et ce ne sont pas les souvenirs qui abîment le jour.

Février était là, et je faisais propre pour réchauffer mon cœur.

Février était là, mais nous sommes en juillet, et je ne veux plus me rassurer comme alors.

Juillet est là, le soleil tape et le ciel tient bon.

Le jour de ta mort, l'espace était si grand que la béance se noyait.

~

Enfant, il rêvait plus de fées Carabosse, de sorcières, que de princesses. Cela se voit encore dans ses photos et dans ses textes.

~

On peut dire mon cher cahier, mais pas mon cher ordinateur.

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Moi, habituée au murmure des rivières, je suis venue habiter un pays si sec.

~

Après toutes ces années passées à militer dans un mouvement révolutionnaire, il se retrouvait seul. Il me disait : « Il n'y a qu'un réel. » Un soir, à une heure tardive, il me confia : « à quoi servirait que l'on se retrouve à nouveau ensemble ? À part boire demis sur demis ».

~

J'ai désespéré des longues siestes, quand les colonnes des quatre vents m'ont indiqué l'heure du soleil.

Qu'importe si le marin reprend la mer, pourvu que durent les douces morsures.

J'ai abîmé ma patience par manque de croyance.

Par manque de croyance, la parole est restée plate, comme un plongeon sur le ventre.

J'ai regardé le bateau partir, et ce soir j'ai dîné d'un repas léger. Sur l'étagère, ta montre oubliée.

~

J'ai brisé quelque chose. Comme la chaîne du temps qui se perdrait.

Avant j'allais, j'allais. C'est tout ce que je sais.


*


Paru dans À Travers Champs n6,

hiver 1998



L'innombrable fugacité du monde

Tu reviens, comme si la mort ne t'avait pas pris. Cela s'était terminé dans le feu de l'amour et beaucoup de férocité. Je m'accrochai, je me traînai à toi, pour que durent les « je t'aime, je t'aime ». Puis tout fut dégringolade, pour moi, pour toi. J'ai su ce qu'il coûtait de folie d'être à deux ; pourtant avec toi je ne me suis jamais ennuyée. Mais pourquoi mes souvenirs sont las de toi riant aux éclats ? Quand tu reviens me hanter dans mes rêves, sur moi, ta chute s'abat.

*

L'autre soir je me suis endormie, mon lit bordé d'animaux de la forêt. Pourtant j'étais bien dans mon lit, en plein centre-ville, dans Marseille.

J'attendais les migrateurs : les voici. Comme c'est beau ces nuées d'étourneaux. Les chats de la colline sont comme moi : heureux de les voir passer.

*

Après avoir lu mon dernier texte, un écrivain me disait : « Vous me faites penser à un papillon sous les projecteurs. » Je lui répondis : « Non, dans un rayon de lune. »

*

C'était un large boulevard, je marchais. Il n'y avait presque pas de monde, les immeubles étaient hauts. C'était une journée d'hiver, et moi je marchais face au soleil. Je me mis à penser que cela serait mieux, que cela serait tellement plus beau si le ciel était orange, pour s'accorder au vert de la végétation. Tellement de choses devraient être plus justes. Je n'avais bu qu'une demi-bouteille de beaujolais nouveau, mais mon oisiveté m'emmène toujours ces sortes d'idées.

*

Ne sois pas cruel. Le plus fort aide le plus faible, et ainsi jusqu'aux dieux. La nuit le vagabond siffle en marchant vivement, et tu te demandes à quoi il pense, s'il rêve d'être un géant enjambant les collines ou s'il rêve simplement d'un foyer. C'est triste la nuit quand la neige a fondu et qu'elle laisse sur le sol des flaques d'eau. Ce soir encore tu n'auras pas la réponse de ces mois écoulés où rien, rien n'est advenu.

*

Qui suis-je ? Dans les mauvais jours une esclave. Dans les autres, je me cherche. Et ce sont aussi des mauvais jours. Quand l'esprit tombe sur moi, je résiste. J'aimerais tant comprendre. Je me sens naïve, et il m'abasourdit. Mes tempes éclatent : c'est comme un demi-sommeil qui a la force du rêve mais garde en lui les matins qui déchantent.

L'écriture vaut toutes les ivresses. Avec moi elle est parcimonieuse et fait tituber la certitude. Je me suis usée sur la pierre, j'ai lissé le plomb. Pareille à un guerrier, j'ai revêtu la robe. Je n'ai rencontré aucune clameur, je n'ai rencontré que le vide.

*

Elle ne s'habitait plus, elle manquait d'attention. « Prendre ce qui passe » lui disait-il. Compter les siècles, amis : je continuerai à le hanter. Déjà la mort. Je me suiciderai avant la fin, c'est sûr. Vers mille étoiles. Le temps est glissant et je me casse la figure. Le temps fait de la bave, comme les escargots. Le temps ne l'habitait plus.

*

Je fais courir le temps. Des signes de mes ancêtres se révèlent. Mais je n'en ai que faire. J'attends des signes nouveaux pour comprendre le présent — où aucune brise ne vient froisser mon papier, car mon stylo s'endort.

Frappe, frappe, frappe, histoire ancienne. Alors pointe, et cela même après ma mort, des temps qui se glissent déjà en moi.

*

Perdue dans l'instant. Perdue dans les ondes du vent, perdue dans les ondes du rayon de lumière. Perdue. La girouette grince. Je suis déjà venue dans ce village, dans cette maison-même. Je dois y retrouver une amie. Les anges aussi sont peut-être perdus : ne plus sentir le poids de son corps, être seule au monde, entourée d'aucun objet, seulement d'ombre et de lumière.

Mais voici que je me ressens encore chez moi : bonheur ! Dans la galerie, avec Myriam, nous feuilletons des livres. On y trouve le mien, avec les illustrations magnifiques de Monique. Et je tombe dans un songe où tout me semble vivant, familier, comme la maison, comme Myriam que je connais à peine.

*

Il n'y a rien de plus romantique que les camionneurs. J'ai aimé, quand j'étais plus jeune, ce qui passait, ce qui passait vite. Perdre avant d'être attachée. Être juste devant la mélancolie.

*

Jour férié, à Notre-Dame de la Garde. En haut des escaliers, une ronde autour de moi, mon regard n'a pas le temps de s'arrêter. Soudain un touriste parmi les touristes. Il se penche à terre, se relève en tendant sa sibylle. En une fraction de seconde le destin en a fait un clochard.

*

Elle n’a de respect pour rien. Même pas pour elle. Après elle appelle au secours. Je lui demande s’il en a toujours été ainsi ? Elle dit que non. Que c’est après le choc. Elle dit encore que son accident nerveux s’est passé fin quatre-vingt-deux, début quatre-vingt-trois. Elle dit qu’elle ne sait pas si c’est un accident nerveux ou un accident mystique. Elle n’a jamais tranché là-dessus. Elle a toujours laissé flotter un vague. Ce flou elle le garde pour que les autres lui fichent la paix.

*

Ni elle dormait, ni elle était éveillée, elle était de nulle part le temps de la sieste.

*

Il n’y a que ce corps malade. Je tombe dans le réel et je tombe sur ce corps. Ce n’est pas une rencontre. Non, c’est tomber, comme on tombe. Je rencontre la maladie. Tous mes gestes la dorlotent, toutes mes pensées vont vers elle. Alors les larmes m’ont tiré, petit à petit, hors de cet état. Les larmes. Oui, les larmes.

*

Un jour j’ai compris le nombre. C’était sur des mathématiques simples. C’était merveilleux. J’ai cru détenir une vérité. C’était si beau, si vrai. Pourtant ce n’était pas sur des mathématiques complexes. Mais c’était bien la vérité. C’était le fil de toute la mathématique. Ce n’était pas découvrir une vérité que j’avais déjà en moi. Non, c’était extérieur et pourtant je comprenais. C’est cela qui était sublime. Peut-être l’innombrable fugacité nous parle-t-elle ainsi. En tout cas ce jour-là les mathématiques c’était le complexe dans le simple.

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Hiver 2009



J'ai bercé le temps, j'ai brisé l'espace

Envie de sortir en pleine nuit. Me retrouver dans un bal costumé. Confucius qui joue avec la rosée du soir, un éventail étoilé de gouttelettes arc-en-ciel. Des rencontres nouvelles ouvrent des chemins, si loin la méfiance et l'échelle des valeurs. Je m'engage, c'est une chose que je ne connaissais pas. On invente de nouveaux mots, pourtant l'histoire, la grande — pas celle de la langue — est là et, maintenant présente, toute tournée vers le futur.

« Quidam » me vient à l'esprit. « Un certain individu » dit le dictionnaire. Pourquoi perdre le fil ? Le bal costumé, le présent qui contient le passé, s'engager : le présent et le futur.

Ce jour-là je m'étais engagée dans la rencontre. C'était l'été ou un jour printanier. L'attrait du possible. Puis j'ai trop voulu être de suite ailleurs, spectaculairement plus loin, je ne sais pas dire mieux. La rencontre s'est stérilisée. A foiré. Comment être une personne sans cesser d'être avec l'autre à force de vouloir être avec d'autres encore. C'est simple pourtant. C'est en ne perdant pas celui avec qui l'on a à faire.

Ce soir j'avais envie d'aller dans un bal costumé.




Et la lumière fut. Donc la lumière on l'avait en soi, comme dans le Ménon de Platon.

Je ressens plus avec des impressions qu'avec des images. L'odeur de crayons taillés dans la salle d'attente, alors que je regarde une publicité avec des crayons, me ramène à l'enfance. Une personne, je la reconnais à sa démarche, à un ensemble, plus qu'à sa physionomie. L'imagination, elle, me joue des tours, me trompe. Tous les sens aux aguets, je ne suis pas loin de l'action. Qu'importe alors si la table est rase, puisque je sais encore mettre un couvert.

C'est ma paresse qui trahit mon être ; jusqu'à ce que de paresseuse je devienne peureuse. Et alors là c'est foutu, en plus de ma souffrance je me retrouve enfermée dans ma coquille. Dans ce coin reculé je n'apprends rien, je n'entends que mon cœur battre.




J'ai touché la nuit, c'est pour cela qu'elle m'a enveloppée paisiblement. Les canisses, les tables où l'on consomme, tout est serein.




Dans ma haute petite lucarne, je vois un ciel très bleu. D'un mélange de bleu turquoise et de bleu céruléum. Contente qu'il fasse beau, je me mets à chanter : « Bleu, bleu, bleu, le ciel de Provence ». Je veux en voir plus, je veux voir ce que donne ce bleu grandeur nature, car il a quelque chose de faux, ce ciel bleu. J'ai entrouvert les volets, et que vois-je ? Il fait nuageux, le ciel est plus blanc. Un oiseau chante depuis mon éveil : ce n'est ni une mouette ni un pigeon, je ne sais pas ce qu'il est mais il m'a fait voir le ciel bleu à travers la lucarne. D'habitude, il n'y a que les mouettes qui poussent leur cri par temps gris. Parfois leurs cris répétés ressemblent à des miaulements de chats. Nous nageons dans le temps. L'air est peut-être une sorte d'eau. C'est déjà de l'oxygène. Il y a les nuages sur nos têtes, et quand le ciel est tout bleu, qu'est-ce ? Une mer calme.




Le monde, on pense à la terre. Alors que le monde, le monde, ce sont les étoiles aussi.




J'ai entendu le premier cri de la mouette ce matin. Ce matin aussi, Flaques de verre de Reverdi, je relis un tout autre livre. J'ai pu entendre la fille de la voisine descendre l'escalier, puis j'ai vu Guy, le Lyonnais, promener son chien, en robe de chambre grenat. Le temps est à la pluie, pourtant l'air n'est pas humide. Petite Mitsounette est sur sa cabane, dans le jardin, parmi les fleurs jaunes. À qui vont ses rêves ? À ses maîtres ? Ou bien ses pensées suivent-elles les oiseaux dans leur vol ? Les animaux partagent parfois leurs bonheurs, si abandonnés à eux-mêmes. Les collines bleutées qui entourent Marseille, aux mille parfums. C'est moi qui passe. C'est moi passante, qui suis sur la tranche de la médaille. Combien de fois je suis tombé du côté de l'horreur-merveille. Si peu de fois sur le merveilleux.




Il fait si bon sur la terrasse du bar. Est-ce cela, être un ange, voir la lumière ? Grand-mères, grand-mères prisonnières, m'écriai-je un jour en regardant mon ampoule briller. Et ça me rassurait de savoir ce qu'étaient devenues nos grand-mères après leur mort. Bien plus tard, j'ai pensé que tout dans la vie, tout était électricité. Puis l'électricité m'est apparue quelque chose d'obscur à comprendre. On a découvert l'électricité en voyant des grenouilles bouger alors qu'elles étaient mortes. Mais comment, comment l'a-t-on domptée ? Watt, Ampère. On a mesuré, mais quoi ? Qu'est-ce donc que l'électricité ?

On a toujours désobscurci nos nuits.




Pourquoi suis-je d'une humeur ronchonne ? C'est après la sieste, et je t'en veux, sans raison précise. Quel rôle as-tu tenu dans mes rêves oubliés ? Ou alors s'en prend-on au premier qu'on a sous la main ? Je me suis pourtant endormie en pensant à ton baiser posé, effleurant mes lèvres. J'ai peur que ma mauvaise humeur ne me quitte plus de la journée.




Ce sont mes amies qui furent les plus belles de toutes. Déjà les lauriers pour moi. Le demi-dieu qui m'accompagne est pensif. Il ne prête pas attention à mes défauts physiques. Sa petite-nièce, agile comme le jeune guépard, rend belle l'enfance. Et toujours devant les petits, on accomplit le rituel des cadeaux.

C'est Sapho qui murmure dans le soir : amour, amitié, musique. Et les mots qui tressent le poème s'attachent à la nature, et déploient le liant de ce que doit être une vie humaine. Pas encore le lierre pour elle, mais peut-être préférera-t-elle le compas dont l'iris de l'œil sert à tracer le cercle.



Quel temps immuable ! Je m'emmitoufle dedans. Tout est là pour m'accueillir, le chant des oiseaux, la tiédeur du soleil, l'ombre de l'arbuste où j'ai posé mon pastis. Tout est là déjà, et pourtant je vis. Quelle merveille qui s'accomplit, et je suis dedans, comme au premier jour, contemplative. Rien n'est gratuit, tout vit. Et Salerne, le chat roux, allongé à mes pieds. Pas de bouliste aujourd'hui dans la cour, les pensées fleurissent au bord des rondins de bois. Le petit lavabo a été enlevé, un seau recueille l'eau. Dans le cendrier des cartouches de stylo et des mégots noyés dans l'eau de pluie de la veille. Les toilettes sont sales, depuis qu'il n'y a plus les jeunes gens qui viennent du lycée ; on ne les ferme plus avec le cadenas. Le torchon pour les mains pend sur l'échelle. Premier mercredi du mois, les sirènes des écoles sonnent pour dire qu'il n'y a pas de guerre. Pourtant j'aimerais bien mourir là, ce mois de mai, tellement éros et thanatos sont les deux faces de la même médaille.




Comme je me perds dans l'espace, et comme j'aime. C'est comme nager, me dit Jean-Pierre, on se laisse flotter. Chaises abandonnées, dans la cour, chaleur torride. L'oisillon paraît si tendre à manger. Il m'a volé mon silence, le coucou. L'épreuve, les sens aux aguets, je m'endurcis. La maladie m'avait pris le dense. Elle parlait, et moi : que dire, que dire ? L'âme universelle j'étais, rêve à l'orée du sommeil. Les éclats de lumière scintillent sur les feuilles, et moi je suis éveillée. Je lisais, j'ai fermé le livre, et j'ai regardé autour de moi.




Je fus complètement oubliée. Je n'attribuais la faute à personne, je n'avais jamais très bien su ce que je voulais. Les mouvements de mon âme étaient denses, je passais les saisons avec difficulté, et je me mis à détester les heures chaudes de l'été. Je ne pensais plus à fuir, la peur de la peur me laissait parfois tranquille. Quand elle ne me tiraillait pas, me faisait savourer une oisiveté d'artiste. Souvent je parlais aux objets, et le vent répondait à mes questionnements.

J'avais vu les pierres centenaires suintant leur malheur de pierres, j'entendais le bois des meubles craquer de tout leur poids de vivants, j'avais craint la mort. Aujourd'hui que les fleurs se fanent, je sais que peut-être il y a une fin, aujourd'hui j'apprends la consolation, et en de courts instants, je m'éparpillerais sans regret, au parc, dans une journée printanière.




Et mes sœurs, et mes frères m'oublièrent. C'était un temps où je me rendais tous les matins au bar du Terrail. Et si ce n'était toi, qui est-ce qui m'aurait parlé ? Il n'y avait rien à dire, et ce rien, j'en faisais un festin. J'apprenais tous les jours à être mortelle, et ce froid si vigoureux qu'il m'engourdissait.

J'allais tous les matins au bar du Terrail, au Roucas Blanc, à Marseille. Mais que dit ton allure vive dans l'ombre que font les roches de la carrière ? Ce nom, Chemin du Bois Sacré, ramène au culte grec qu'on y célébrait il y a des siècles, de la jeune vierge Arthémis.

Tu songes au sommeil du vieil olivier, et ce silence de la terre fait écho aux caractères noirs que tu traces sur ton cahier. Silence, les oiseaux migrateurs sont allés de l'autre côté de la Méditerranée.

Silence : ce soir tu t'endormiras tôt, loin du monde, seule, dans ton pyjama à fleurs jaunes.




Jeanne est une vieille dame que je vois une fois par semaine. Mon ami lui donne des cours d'informatique. Chez elle, une invraisemblable quantité de chouettes de pierre. Elle me sert la tisane de réglisse et d'anis vert avec une ancienne louche en fonte de sa grand-mère. Quand je suis arrivée aujourd'hui chez elle, j'ai cru sentir une odeur de cire, c'était en réalité un bâtonnet d'encens qui brûlait, acheté au marché des Capucins. Assise ou debout, elle se tient toujours le dos bien droit. C'est avec des essences de fleurs et du thé vert qu'elle soigne ses maux. Sa maison est claire comme l'est son caractère. Dans des assiettes, elle fait de petits jardins japonais, avec de la mousse, des gravillons, des pierres, des fleurs et des brindilles.




Dans la cour, sous le platane, l'ombre, quel apaisement ! Mais quand reviendront les boulistes, je serai obligée de rester sous la chaleur de la véranda. Comme ils sont beaux les martinets, plus effilés que les hirondelles.

Midi sonne déjà au clocher. Je ne sais encore si je rendrai visite à ma mère cet été.

Quand je vois Moussia, le jeune chien préféré du patron de la buvette, être obligé de rester aux pieds, j'envie le vieux chien Pataud qui se promène seul dans tout le quartier.

Je le croise parfois sur la pelouse du jardin public, ne se laissant plus caresser comme au bar, ne répondant pas à l'appel de son nom, paraissant ne plus reconnaître personne.

Même avec Dieu les croyants sont aux pieds. La solution pour Caïn ce n'est pas de tuer Abel, c'est de trouver la liberté.




Le retraité qui descend les escaliers qui mènent à la cour, ne croit plus en ses gestes, ne croit plus en son pas. Il est si hésitant qu'on a tendance à l'aider. Car il s'agit bien là de croyance : croyance en son équilibre, croyance en sa force. Bien sûr, s'il tombe, il ne se ramassera plus comme un jeune enfant. Alors le doute s'est installé en lui. Et il se met à être tâtonnant comme un bébé qui fait ses premiers pas.

Que ma beauté s'évanouisse, mais surtout, que ma vivacité ne m'abandonne jamais.




Je sais ce regard de désir qui se porte sur moi pour remuer mes viscères, et tes bras qui peuvent m'enlacer, tes mains qui peuvent essuyer mon visage. Toi, tu ne seras jamais un autre. Tu es mon unique, et sur toi mon émotion se déploie en d'ineffaçables promenades. J'ai goût à notre tête-à-tête où je songe, en de doux après-midi, à la naissance du jour.




Me voici à l'âge où l'on récolte : presque rien à mettre au grenier, et la cave est condamnée.

On peut tirer le fil des ans, et constater que je suis restée fidèle à mes pensées, en étant peu suivie.

Je ne recommencerai pas, il fut un temps où je ne voyais pas la sortie. Aujourd'hui, paisible, mon espoir tient en grande part à ce qu'il y a une fin. Être immortel doit être terrifiant.




Le printemps est parti, voici l'été. Je m'endors sous la chaleur torride. Monique m'écrit « Chez nous les frelons sont arrivés. Aie ! Ça pique ! » Par ces nuits chaudes, seules les cigales m'accompagnent.

Je suis allée le voir, je me suis voulue une roche. C'est stupide : un roc qui tremble ! J'ai beau me dire que si l'on ne me fait pas de mal, ça me suffit. Pourtant, j'en demande plus. Je demande à être aimée.


*


Juin 2005


Aubes délavées

C'est une civilisation de roses pâles, fine et robuste à la fois. Les personnes qui y vivent savent être ensemble et s'isoler en même temps. Leurs projets les plus humbles prennent des allures d'aventures. Sur les places, dans les parcs, leurs statues sont celles de leurs scientifiques. C'est le pays de la politesse et de la quotidienneté. Leur métaphysique est celle du vide, de l'éveil. Nous sommes surpris par leur agilité. Et les voix, derrière les masques de leur théâtre, nous étonnent.

*

La mer est bleue, le ciel est blanc. Vive la mer, à bas le ciel. Mais sans ciel, on n'est que sur terre. On est malheureux. Vive le ciel. Le ciel est bleu, la mer est blanche.

*

Il faut que j'achète le poussah, l'esprit de la maison. J'aimerais entendre son chuchotement.

Je dois de nouveau habiter, vivre au jour-le-jour est d'une grande gaîté. Vivre en pensant à une année est d'une plus grande inquiétude. Le jour-le-jour, l'année : deux amies qu'il me faut conquérir. Pour l'amie du jour-le-jour, on s'achète la même montre de style rococo, avec des coquillages de couleur. Pour l'amie de l'année, on décroche le diplôme du troisième cycle. Je suis si étonnée d'en être déjà là.

*

Le bouddha montre la voie, le poussah habite la maison et me chuchote « fais de la confiture ». Moi, j'aimerais écrire. Quand j'ai acquis ce poussah, je ne savais pas qu'il allait être aussi présent dans le logis. Il fait vivre ce qui l'entoure. Il est tout d'une masse. Il est masse. Il rit, son ventre est gros comme celui de tous les poussahs. Celui-là, c'est le poussah du travail et de la prospérité. Il tient dans sa main droite une petite barque, et dans la gauche, tout l'outillage pour écrire. De couleur beige, mon poussah est en pierre, et plisse les yeux.

Dans le magasin, on le vendait comme un bouddha heureux. C'est un peu comme si en Asie, on vendait le Père Noël pour un Jésus. Bien sûr que mon poussah est un poussah. D'ailleurs un poussah n'a rien de bouddhiste. Mon poussah doit venir tout droit de Chine.

*

Je me détache. Petit à petit, je coupe les liens. Et cela sans drame, sans amertume. Petit à petit, je suis devenue d'ailleurs. Nos souvenirs anciens, sont devenus mes souvenirs anciens. Je ne ressens plus le besoin de les partager. Et puis je me rends compte que nous n'avions rien à échanger. Mon fouriérisme, mon avant-gardisme, et puis mon écriture : tout cela les a laissés indifférents. Nous étions dans des mondes parallèles, ils ne m'ont pas vue.

*

Que se passe-t-il ? Rien ne marche. La radio s'arrête quand bon lui semble, et les présentateurs ne s'excusent même plus. Quand je demande à écouter mes messages enregistrés, mon téléphone sonne occupé. Les courriels envoyés me reviennent. Même mon stylo-encre, quand je trace ces lignes, se met à sécher.

Que se passe-t-il ? Les objets n'obéissent plus, les objets se mettent à décider.

*

À la borne de parking, un homme à pieds tapote sans donner l'impression d'attendre un ticket. Il laisse son doigt sur une touche ; puis repart. Un extraterrestre qui a fait son plein de magnétisme ?

*

Je ne suis pas assez méthodique. Je rêve trop sans stylo en main. On doit inscrire dans la matière.

Ma plante est morte, vive le sort. Je vis les volets croisés, je n'ai pu la nourrir de soleil.

Et puis je devais penser à la faire boire chaque jour. Déjà que la poussière s'accumule sur les livres.

*

La mort n'est rien : seule la maladie est difficile, seul le passage est difficile.

*

J'ai plus compté sur une pierre que sur le vent. Je le paye en silence froid. J'étais alanguie, je suis pétrifiée. La disgrâce est tombée sur moi. Mon âme, c'est-à-dire mon corps, est fatiguée. L'esprit est vide, mais pas vacant. Aucune prière ne pénètre les ondes. Sort de ma bouche un râle qui ne dit rien. Ce qui m'assomme est ténu, et me cloue dans l'espace si petit de ma chambre.

Ma douleur est calme, prend son temps, elle éreinte toute sortie du paisible.

Je suis sans force. Comment te dire « je t'aime » puisqu'il n'y a plus de « je t'aime » ? Et dire que l'ombre a fui : tout est devenu pâle et monotone.

*

Je me souviens de quand j'étais une poussière : je divaguais. L'espace était trop immense. On pouvait m'apercevoir dans un rayon de soleil. J'en avais assez de passer de l'air libre dans un corps humain, puis rejetée dans la mer, avalée par un poisson. Non, c'est trop dur d'être poussière. Je me préfère humaine. Pourtant chaque grain était Francine Laugier.

*

Tant de journées pour si peu d'amour. Comme on passe une vague tout en se noyant.

Faire les courses, penser à acheter du pain. Le Bouddha était si calme : aimer l'humain tel quel. Je ne suis pas assez sage : je crains encore les dieux, et ma demande est si grave.

*

Août 2006

Mots en costume de vent

Quel drôle de regard a la jeune buraliste. Ni ensommeillé, ni éveillé. Pourtant si vif ! C'est comme son sourire : ni large, ni fermé. Un sourire d'Hermès.


Le réel n'est pas mou, la matière est molle.

Le jeu d'échecs est un jeu si petit pour l'infinité des coups possibles.


Je ne suis pas au fond du puits, mais disons que je nage dans le puits.


Il déclenche la bagarre comme une fille ferait un caprice.


Que dirait Savonarole des planches à voile effilées et de la baie vitrée ? Mais des nappes sur la table, il ne dirait rien, car le repas prend juste goût au palais.


Le même visage peint tant de fois, jusqu'à ce qu'un autre soit tracé, l'air de la jeune vierge tellement plus sérieux. La Renaissance dans la Renaissance, bouge. Le peintre comme Botticelli a écouté les sermons de Savonarole.


Je suis sévère et relâchée. Je ne sais pas commander un chien, j'adore avoir des plumes d'avance.


Au bar, on se garde le journal, on se parle avec le sourire du matin. Déjà juillet. Pas de vacances pour les quelques habitués.


Quand un chien aboie la nuit en pleine campagne, cela calme. Quand un chien aboie en pleine nuit dans une ville, cela énerve.


La parole est humaine, Dieu ne parle pas.


Toutes mes chaises se mettent à casser. Alors celles qui me restent deviennent des objets précieux — momentanément, car je ne peux toujours en racheter des neuves.


J'ai senti une sortie de ma condition de jeune villageoise. Il a suffi que l'amie passe la porte pour que le monde s'agrandisse. Que ce souvenir revienne, c'est l'un des plus beaux.


Le gruyère avait la sueur des pleurs de vaches, et cela me dégoûtait.


C'est peut-être cela être adulte : aller vers la vie, plutôt qu'elle ne vienne à nous.


Nadja, j'affirme que tu étais aussi poète qu'André Breton. Je t'imagine fuyant ce que tu n'aimais pas, vêtue en jeune homme. C'est bien toi Nadja, celle qui pèse le chat.

Toi qui ne fus qu'un prénom, Breton t'habillas du Surréalisme.

Tes livres nous manquent, toi qui ne fus pas innocence, toi qui avais l'âme aguerrie, vivace comme un lièvre.

Ton insomnie dans la ville de Paris, et tes pieds qui souffrent. Pas la peine de le dire à Breton. Pourtant tu avais bien les pieds sur terre pour butiner ce qu'il disait. Non Nadja, tu ne t'es pas trompée, c'est toi qui a choisi le Surréalisme, et il t'a abandonnée à ta solitude.


Je laissais aller mon esprit, je tombais. Et, dans un sursaut, j'ai eu peur de tomber dans le sommeil. Comme si une mort m'attendait à ce moment-là. Une fois calmée, je continuais à laisser aller mon esprit. Avec moins de tombée dans les images. Et j'aurais bien aimé plonger dans le sommeil. Je n'y arrivais plus. C'était un moment de passé. Je me retrouvais trop proche de l'éveil. Alors je décidais d'écouter la radio.


Les vases transcendants sont mieux que les vases communicants.


Il y a de cela longtemps, c'était la nuit, j'étais couchée. Vint une impression d'être une lampe qui s'éteignait petit à petit. J'allais à la mort. Aussi vite qu'un éclair, je dis dans ma tête : « J'aime jean-Pierre. Je ne veux pas mourir. » Je sentis mes forces qui se mettaient à ré-habiter mon corps. Je me suis rallumée tout doucement, sans énervement ni brusquerie.


« Dites ce que vous voulez » me dit un visage. « Ça m'est égal » répond l'autre visage. « Si je pouvais mourir » dit le visage d'un vieillard. Ce n'est pas une hallucination, les visages me parlent. Quand vont-ils se taire ? Ne plus regarder personne. Mais à la terrasse d'un bar, en train de boire un verre de vin rouge, que faire d'autre que regarder les passants ? À la télé aussi ils me parlent, quelquefois tout en tenant une autre discussion. Mais vont-ils se taire ces humains ? Voilà que les animaux s'y mettent aussi.

Mistral aujourd'hui sur Marseille. Je n'ai pensé qu'à dormir.


Ce qui est nouveau, c'est que ne rien faire ne m'apparaît plus normal. Et j'étire quand même le temps à boire café sur café, à fumer cigarette sur cigarette. Que d'efforts pour vivre. Même au ralenti. Suis-je normale ? Est-ce que pour les autres aussi la paresse domine ? Mais plutôt : je n'arrive pas à être heureuse à vivre comme je vis. Y a-t-il une autre sortie ? Le drame est peut-être dans toute vie. Le drame est dans toute vie, c'est pour cela qu'il n'y a pas d'issue. Que faire ? Peut-être rien. Oui mais on s'ennuie. La guerre ? Les hommes trouvent cette solution. Mais les femmes, qu'en pensent-elles du drame de la vie ? Subir. De toute façon, on n'a pas le choix. Quelle chienne de vie ! Apprendre pour transmettre. La vie se complique et nous ne sommes pas plus heureux qu'avant les Magdaléniens. Nous sommes engagés. S'arrêter un moment pour réfléchir. Quelle merde va-t-on encore inventer ? Décidément ! Et si les femmes arrêtaient de se reproduire pour réfléchir.


Ce rêve où je retrouvais mon amie d'enfance disait combien on peut être séparés par la vie, et par le manque d'humour aussi.


Être turbulente dans son écriture. Agiter les mots. Je me sens troublante, sauvage, comme avant les deux point d'où va surgir l'explication. Que veux-tu toi ? Eh, toi là, que veux-tu ? Ajuste tes mots, et dis-moi ce que tu cherches à trouver quand ta tête balance de droite à gauche. — Je tente désespérément de m'éveiller. Bien sûr je suis déjà contente quand mon cauchemar cesse. Même si je dors encore debout, bien que je sois plus souvent assise. J'ai déjà été témoin de l'éveil de la nature, de l'éveil du jour qui pénétrait petit à petit dans la chambre. Mais moi je reste inévitablement assoupie. J'ai parfois des sursauts dans mon corps rien que d'y penser. J'ai peine à m'éveiller, je peine à dormir. Bien sûr, comme tout le monde, j'ai essayé de penser le début, j'ai envisagé le futur. Mon présent restait délavé de ne pouvoir atteindre aucune évidence. Nulle assurance dans ma pensée : rien que ce présent où je somnole, désabusée.


Tu ne m'as fait aucune promesse, toi, le passeur éveillé de ma folie. Ma curiosité déployée, tu ne m'as promis aucune tendresse. Ce fut un bouleversement révolu. Je le sus dès l'instant où le drap fut souillé. Et si de ce temps là, je garde la désinvolture, c'est parce que j'ai oublié le fantôme de ton amour, j'en ai bu mille fois l'âpreté.


Je ne sors pas seule dans la rue. Je sors avec moi et moi : moi féminin et moi masculin. Quelquefois je suis un peu apprêtée, car l'un des côtés prend trop le dessus. Alors l'harmonie est rompue, je me sens gauche.

Au début, je pensais que c'était la peur qui m'avait rendue comme ça. Car être deux m'est arrivé un peu après. Mais c'est par pur plaisir, je le sais.


Les feuilles de platane tombent, octobre, je mets une laine.




Octobre 2005


Je fus de ceux qui l'ont pleuré

Klimt : le naturel dompté.

*

On ne peut pas dire les choses réelles sans paraître fou. On est obligé d'y mettre de soi. Alors les choses les plus folles passent. On ne peut s'abstraire. La réalité crue est indigeste.

Qu'est ce donc ce regard si sévère, Apollon ? Une déesse qui vole en position de lotus ! Ce ne peut-être que Circé. Et je veux en finir avec elle.

J'ai fermé les yeux trop tôt. La vision a disparu.

*

Je suis née sous le signe d'un parjure. Et ta force fortifie mon contre. Ton buste large, ton esprit éveillé. Ton buste large où je m'appuie. Tes bras que je saisis pour entourer ma taille. La sève de nos sens dans nos corps, et nos armes se mêlent. Tu me fais oublier l'adolescence de mon premier amant — où le corps n'était que le corps, où l'objet de mon amour n'était qu'objet de désir. 

*

On joue à qui d'elle ou de moi surgira la première. La mort pratique la télépathie, et de sa voix anonyme me rappelle à l'ordre. Elle surgit : je suis surprise, je sursaute. J'ai peur d'elle plusieurs fois par jour.

*

Je ne dis pas la bête qui s'enfuit devant le chasseur.

Ce bruit, ce bruit des bêtes qui s'enfuient. Ma pensée va vers elles. Ce bruit de la fuite, et moi dans mon lit qui les regarde passer : les cerfs, les biches... Puis les hommes sur leurs chevaux. Les bruits de sabots des bêtes me poursuivent.

*

Trouver un terrain d'évasion. Être appliquée. S'évader, c'est bien toujours ce qui m'a fait peur. J'ai toujours voulu être dans le réel. Quitte à en être prisonnière. Quoi qu'il se passe on s'évade, ne serait ce que dans la folie.

Laisser le temps s'enfuir. Pourquoi vouloir le retenir alors que de toute façon il s'échappe des doigts. Autant le sculpter dans l'action. Nous sommes tous des sculpteurs du temps qui passe.

L'éternité est une grande horloge, mais c'est nous qui sculptons son débit, c'est un mouvement perpétuel. Le temps chevauche le dauphin. Le temps est premier, il est masculin. L'espace est second, il est féminin.

*

Ce matin, comme un courant d'air qui me poussait, je frayais le passage. Dans la rue des travaux : tout n'était que guerre, chaos, destruction. Rien n'avait de bon sens, rien n'avait de sens. Mon regard vieillissait tout. Comme une carte à puce, je n'étais qu'informations, je n'avais plus d'âme.

Il a fallu que je pétrisse avec toi l'histoire pour refaire surface.

*

Sans le vouloir aucunement, j'appelle le spectre qui se trouve dans la maison. Aussitôt il me répond. C'est comme s'il faisait partie de mon écosystème. Si je mets ma volonté au service de son appel, je n'ai en échange que son silence. Ce qui m'agace et me mets en colère. Je ne dois pas l'attendre, il se manifeste quand s'imprime légèrement en moi mon invitation.

*

D'habitude, c'est dans ma poitrine les sanglots, alors que là, c'est dans ma tête. Ma tête pleure. Je t'assure, ma tête pleure.

*

En vacances, je n'avais pas de plateau, aussi, pour servir le café, je mis les tasses sur un plat à tarte. Il me trouva d'une féminité amère. C'était un homme classique, qui avait connu sur le tard mai soixante-huit, et n'en avait retenu que la social-démocratie. « Chacun à sa place », me dis-je à sa mine.

*

Même les paroles, d'une humble gentillesse, je ne les entends plus. Sous ma misère, j'ai mal, je croule, j'étouffe. J'ai crié, j'ai appelé ma mère ; mais mes cernes, sous un ciel noir, se sont creusés. Cette nuit, dans le silence qui pèse, j'ai beaucoup perdu. Mon corps, abîmé par la disgrâce, me rejette au loin. Et de là, j'essaie de bricoler un semblant de paraître. Je vais continuer, en apparence, si différente de ma jeunesse.

*

J'ai encore quelque chose à dire à la nuit : une lumière est tombée, pourtant mon œil intérieur y voit clair. Comprendre ce que me dit le rêve n'est pas briser son secret.

*

Je fus de ceux qui l'ont pleuré. Cela donnait au jour l'annonce d'un mauvais rêve. Ma vulnérabilité sous le sens qui se déployait : mon esprit errait sous le nom des rues franchies. Le cri des mouettes, joyeux, dans un ciel nuageux. Sous une pluie de significations : père, mère, je me déshabillai dans l'avenue, comme un petit enfant venu au monde. Et quand le jour dressa sa table, je n'étais pas prête à la clarté.

*

Baignée dans une lumière de clairs-obscurs, je sus qu'il était trop tard. Dans mon absence, mon destin avait continué son chemin. Le réveil était brutal. Je lui téléphonais tous les matins : il n'était pas content. Quand on perd jusqu'à sa nuit, on peut dire qu'il est trop tard. Encore, le jour, on le maquille d'attentes, et d'attentes encore. Mais la nuit cache tous les baisers, sans cela la robustesse disparaît. En mai je t'ai rencontré, et je l'oubliai. Je me mis à aimer ce boulevard qui montait jusqu'à toi. Aujourd'hui encore, j'aime monter le boulevard Vauban.

*

Un beau matin, on s'aperçoit que les arbres ont à nouveau des feuilles. Dès les premiers bourgeons, on les guettait, mais c'est seulement quand elles sont assez grandes qu'on les voit. Jamais avant. Cela se fait du jour au lendemain. Chaque année je suis surprise par le feuillage.

*


Avril 2007



Si peu

Si peu de nuages dans ma région, si peu d'arbres dans ma ville. Depuis si longtemps, je n'ai pas été surprise.



L'homme est un loup pour l'homme. Le chat est un tigre pour le chat.



Le temps passait si vite, sauf la chaleur qui restait entêtée. Ma chatte froissait l'ombre. Puis vint la nuit. Je me demandais ce qu'il faisait dans son ciel nocturne : il criait. Moi, dans mon cauchemar éteint, je l'ai laissé dans sa fureur.




Je n'ai rien pour attendre ; les promesses ne produisent plus leur effet.



Il y a un indicible en nous. Et quand nous l'exprimons, ce n'est pas ça. Cela ne dit pas assez le voile.

On peut faire la grimace en étant heureux, on peut sourire en étant malheureux.

Pourtant, nous avons beaucoup d'expériences en commun.

Pyron, Ghazallî, puis Descartes ont énoncé le doute et la certitude. Mais la densité du corps nous fait balancer sur la corde raide. Notre raison vacille souvent. Le Surréalisme a voulu donner une note optimiste à ce vacillement. Pourtant que de douleur, que de peur, que de rage. Et combien nous pouvons nous sentir perdus.

Continuer, tenter de saisir l'indicible. L'approcher au plus près avec des mots. Car le vivre, je sais.



Des vacances finies, un travail terminé : j'aime ce qui prend fin.



J'apprenais l'éveil à ma petite soeur Bernadette. Elle se mit à confectionner des colliers de pierres. Elle m'apprit à descendre pieds-nus les marches qui mènent à la crique. À son tour, elle m'apprenait l'éveil.



Dans le polythéisme, il y avait des dieux et des hommes. Dans le polythéisme, un homme pouvait opposer un dieu à un dieu. Des dieux pouvaient s'opposer. Dans le monothéisme, il y a Dieu et puis les hommes. Décidément non, ce n'est pas moi qui m'agenouillerais devant un extraterrestre. Encore moins l'adorerais-je. S'ils existaient, j'aimerais leur voler leur pouvoir, ce qui veut dire leur voler leur savoir.



Temps chaud, besoin d'être apaisée, nerfs cassants. Ronron du ventilateur. Encore un combat mené pour rien. J'en ai appelé à la mort. J'ai cru une main secourable, mais ce n'était que pour me ramener à la vie. Elle n'a pas entendu ma quête, et les frissons sont si loin.



Entre les pleurs et le calme, je tente de faire tomber le rêve.

Les étincelles d'éveil me guident. Promesses de travail qui donnent satisfaction.

Tenir l'éveil. Tenir la distance et pourtant englober les autres : pas d'attache, faire le pari du genre.



Juillet 2006


Ce sont des lichens qui ont créé l'atmosphère. Tout est là qui vit, tout n'est qu'un. Ascendance de la terre, immanence du vivant.



Ma pensée va plus vite que ma pensée. En avance et en écho, ma pensée.



La peine m'endort.



Jour d'automne, le ménage est fait. Face à toi je lis. Pull de laine, le jour tombe. S'installer dans l'instant, la voix posée à la radio, ne pas penser à l'après. Lire le roman populaire. Distante, et pourtant là, dans ces lignes que mes yeux avalent. Résonnent les phrases sans m'y perdre. Je flotte, ni lourde, ni légère. C'est cela lire le roman populaire.



Pour écrire il faut-être habité. Et puis quelque chose me retient. C'est moins douloureux que pour les actes quotidiens.

Je crois que pour faire quelque chose je pense trop au temps. Et je me mets dans l'attente. L'attente de Jean-Pierre.

Rituel de préparation : se mettre à sa table avec café, cigarette. Que dire, que dire ? « L'âme est à la limite du corps » disait-il. L'âme enveloppe. Il faut bien un peu d'âme pour comprendre. Mais qu'elle ne s'emballe pas : « Guider » disait Socrate. C'est l'esprit qui entraîne la chair, c'est avec mon esprit que je communique avec les être et les choses. Car seul l'esprit anime le corps en devenant pur moteur du tout concret.



C'est agaçant de se réveiller si tôt. Surtout que si je me rendors le matin je vais être réveillée par le ramoneur. Je suis vide, je n'arrive pas à m'installer. C'est comme si le temps était mou, et que je m'enfonce à l'intérieur. Cela doit tenir de l'espace. De moi dans l'espace. Peut-être un refus de l'instant. Me dire Carpe diem. Me dire que ce n'est pas grave si je manque de sommeil. Ce qui me gène pour m'installer dans le temps c'est que je n'ai pas d'heure. Jean-Pierre a pris le réveil. Je ne sais pas combien il me reste pour me trouver au petit matin. Pour faire la vaisselle sans réveiller les voisins. Alors j'écoute France-Infos avec les écouteurs. Il y a de la musique de film entre les infos. Il me reste bien deux heures trente avant d'arriver à sept heures.

L'optique est quelque chose de merveilleux. Mon bouddha se trouve dans un cube de verre. Suivant comme je regarde on dirait qu'il y a des glaces sur les parois. Et les ombres de la lumière. Quand j'étais petite, pendant les pannes d'électricité : les ombres à la lumière de la lampe à pétrole ; tout l'espace en était changé. Je me blottissais à l'intérieur de la maison. Alors qu'avec l'ampoule électrique on sent moins la différence entre l'extérieur de l'intérieur. C'était la grande époque des néons. Bon, j'ai sommeil.



Ciel gris et pourtant si lumineux, sereine je me sens en harmonie avec cette journée d'automne. Vent du Sud-Est avec ses murmures et le bruit agaçant que font les petites vitres du vasistas. Vent qui tourne au Nord par moment. Petit vent. Il passe plus de monde qu'avant dans la petite rue. Je m'en rends compte maintenant. Cela fait un moment déjà qu'il passe plus de monde, je ne saurais dater exactement. Éteindre la radio. Rester avec le temps. Le temps qui tourne au grisâtre. Attendre l'orage. Pour rien. L'attendre lui qui va refroidir l'air, et donner plus de densité à la nuit qui tombe. Il ne s'est rien passé de tout l'après-midi. A part Jean-Pierre qui m'a montré ses belles photos retouchées. J'étais sereine pourtant. Je me dis « qu'il pleuve maintenant », car le ciel est mauvais.



L'humanité va, mais sous ses pieds, de la lave, dans le ciel des astéroïdes.



Des mots sortent de ma mémoire, tellement ravivés que je ne sais plus leur sens. J'ai si souvent vilipendé le mot volonté, aussi j'ai peur que la force me manque.

Courage et constance.

Des noms attrape-verbes avec beaucoup d'attributs.



Il est vain de vouloir changer, comme il est vain de vouloir rester la même.



Apollon, d'un œil sévère, m'a regardée. Maintenant il peut revenir, il me jugera d'une bien meilleure façon : Je suis « Francine, immobile à grands pas ».



J'aimerais m'endormir dans une cabane de bois, près d'une rivière. J'aimerais être passeuse de signes.



Je suis bien d'ailleurs. Ailleurs où animale cherchant sa part d'ombre, je la regarde gagner, avec ses arbres géants, sur l'asphalte mouillé. Le soir tombe, il n'y a plus à accomplir son devoir, silence où mes nerfs se dénouent, apaisante tombée du jour. Je m'imprègne de ce silence, demain reviendra, les combats se sont tus, l'herbe boit. Ni du jour, ni encore de la nuit, je me tiens dans cette lisière, quand les animaux du jour, sur cette rive, se couchent, et que ceux de la nuit ne sont pas encore éveillés. L'ombre pas à pas avance, le silence à grands pas. Chez moi dans le mystère il n'y a pas de place aux regrets, ni à l'espoir – sinon peut-être, celui qu'un autre jour reviendra. Mais en attendant, dans l'instant, les armes déposées, seule, car je me veux seule, pour seul message la communion avec ce qui vit, je me tiens là où il n'y a aucun combat, ni commencement, ni fin. Comme seul mouvement l'ombre qui gagne sur le mur, comme seul bruit le silence qui me berce, mais déjà la nuit et l'envie forte de se blottir. Je tire les volets, déçue de laisser là mon éternité, pendant que l'obscurité triomphe.



La nuit est longue pendant que j'y perds mon temps. J'y use mon corps dans de mauvaises positions. J'y renie ma réconciliation. Tout est à refaire : s'aimer un peu, ne serait ce qu'un peu. La nuit, ma marâtre, je m'y fatigue à vouloir en profiter. Et toujours je me réveille la nuit. Si encore je pouvais y faire du bruit, y chanter à tue-tête. Cela m'oblige à avoir de petits gestes, je m'y sens à l'étroit. J'aimerais voir une trouée dans ce sombre, qu'il finisse par y passer le jour. Perdre son temps la nuit, fait perdre son énergie le jour.



Toutes mes peurs se focalisaient sur les images. Elles avaient d'infimes changements au gré de mon anxiété. Encore si ces changements, plutôt qu'infimes, avaient été plus perceptibles, cela m'aurait calmée. Les images me faisaient souffrir. Plus que les doutes elles symbolisaient la magie. C'étaient de véritables sorcières maléfiques. Ces changements graduaient ma chute, et je disais non à une autre religion qui n'était pas la mienne, non à la disparition de la matière, aux épices colorées qui m'apparaissaient, pour la première fois, dégoulinant des poteries, sur la carte postale collée au mur de la cuisine. Je disais non aux changements des images. Les images vivent sous notre regard, et je les voulais mortifères. Je croyais que mes yeux après les avoir embrassées une fois, rien en elles ne pouvait me surprendre. Le regard usé je redessinais neuve l'image.



Sang gris, il n'y a rien à faire, ta tourmente vacille dans la gorge de la nuit. Tu crains le Dieu au regard oblique, l'effroi perce ta voix, et te garde silencieuse ton ignorance du temple à construire. Pierre à pierre dis-tu. La force est là, rouge et triomphante, si ce n'était cet incertain, ce vague, qui te fait baisser les bras. Garde ta salive pour conjurer le sort : tu n'étais pas celle qui devait écrire. Ferme ta porte à la servante, l'Unique est là qui t'écoute, il t'aide à regarder le jour en face, car ta nuit est pleine de tiroirs secrets, que tu ouvres sans rite, un peu folle, le vent du Sud te guide. Tu aimerais savoir ce que tu cherches, peu de douleurs que tu places dans un autre état. Ils ont proclamé la mort des Dieux. Ils ont créé le Dieu unique, mais toi tu sais qu'il n'y a pas un ensemble, mais seulement la prolifération des lieux. Le lieu où tu te trouves qui aiguise tes nerfs par son vent et sa chaleur, ce lieu du sanctuaire, où déjà les Massaliotes pratiquaient le culte d'Arthémis : Il semblerait que la lune soit un morceau de la Terre.



J'ai toujours oublié l'essentiel, ce qui a à voir avec mon éternité. Parfois je suis tirée vers le haut par la question, oméga de mon éveil. Dans cet espace-là précis, où je me pose la question, plus de repère, aspirée par le vide du haut : peur de ne plus revenir. Revenir où ? Dans ma peau ? Dans cet espace connu qui donne sens au temps. Dans cet espace où les autres sont là, les objets ont leur place. Je rêve. Je suis celle qui rêve qu'elle est là, avec les autres, avec les objets ? Si peu éveillée. Pour seul guide le désir. Désir d'aimer. Désir de jouir dans cet espace, avec les objets posés là, parfois par hasard, par moi, par Jean-pierre. Je voulais témoigner, je tire le fil.



Quand je croyais que vivre c'était damner son âme, quand j'aurais voulu avoir une meilleure amie plutôt qu'être ton amante, quand le soleil haut frappait, quand les humains, fous, vaquaient avec effervescence, oui, je les ai vues comme toi ces jeunes filles dans le bus, qui parlaient de sortir le soir, de se prêter leurs robes, ces jeunes filles, des déesses brûlées par le soleil, moi j'entrais dans un autre monde avec toi, j'y entrais tête baissée, car le soleil frappait, malgré moi je disais adieu à la jeune fille que j'étais.



Printemps 2011


Que me revienne toujours le rêve

I

Les bras pleins de dentifrice, la femme squelettique se disait : « Moi je souffre ? Moi je suis née comme cela : pleine de cette matière qui entoure. » Tout se passait sous une chaleur torride, à l'abri des regards. Dans un long couloir un homme descendait l'escalier de secours connu par elle seule. Penchée tout en elle, la femme lui cria : « Va, cours, souffre ; mais ne te retourne pas. La mort attendra, celle qui marche sur le verre loin derrière quand elle ne s'est pas prise pour la nuit. »

Je veux des livres clairs comme ciment se mouille, libres et légers comme les promesses faites entre amies, quand craque le bec de la pie. Ne croyez pas à mes voyages, amis, faites l'écho de ma voix meurtrie. Quant à moi, droite, je me demande si l'avenir a son pesant d'or. Nos maisons se côtoient mais pas nous, si silencieuses à l'heure du repas. De la bourgeoise à la femme de ménage, l'enfant sait que la vieille dame tiendra ses promesses. Il sait aussi que les mondes parallèles n'existent pas. Et la faim n'a plus cours, c'est l'heure où l'on m'appelle au téléphone et où l'aveugle me voit.

Son amour passe comme la guerre au loin, si loin maintenant que brûle une cigarette. Sonne le clocher, j'ai écouté l'avance et le retard. Plus rien ne m'appelle, rien. Que la ville endormie m'apparaît lointaine, et pourtant l'espoir m'éblouit. L'espoir qui m'arrache du sommeil et de mon amour fait la paix. L'aurore déjà pointe, et l'on s'est promis de vivre de pleines journées printanières. Qui sait ce que dire comprend d'ambitions assouvies. Dis-lui, toi, l'amour ; dis-lui encore pour qu'avance l'heure où la mort touche et se perd.

Monique, ce temps en mouvement quand les maisons, avant ce leurre sur les toits, gardent leur secret. Le couple montait dans la ruelle ensoleillée, promesse de toujours, la femme ivre de beauté. Déçus de retomber dans leur quartier, l'homme frappé par le soleil, la femme déjà dans l'oubli. Elle savait ce qui lui faisait franchir le pas, c'était nulle part entre l'écart et la tristesse. Nul doute, c'était bien moi qui avais franchi une frontière.

Un homme ? Non, une maison qu'habitent les fantômes. J'ai toujours voulu parler à mon amie de fleurs séchées dans un livre rose. Et ton Dieu Monique ? Peut-il faire mieux que cette femme squelettique, où mes soucis se sont portés, puis effacés de façon vive. La lune qu'éclaire sa nuit baigne son stylo d'encre vertigineuse. Nous n'en finirons jamais nous humains du sens à assouvir. Hermétique le souffle de la parole gardée, pourtant je te parle.

J'ai compris le mystère à l'infinie facettes, l'infini mystère. Face à cela, je n'ai désiré qu'une chose, non, mille petites poussières. J'ai dit : Réel. Avant de comprendre que ce qui nous entoure est un ventre immense qui palpite, et accouche de l'infinie matière changeante. Je n'ai pas tremblé, car une part d'ombre me restait cachée : Tout, ce qui vit, tout. Tout tremble un jour, et moi poussière je communie avec ce tout. Je ne veux plus qu'une chose, le rêve si grand de l'humanité.

Je ne comprends plus la parole des oiseaux, et les cigales sont trop grisées pour que ça ait un sens. Pourtant ce tout vivant, je le reconnais comme cette douleur qui traîne. Elles savent comme moi le grand tout. Moi qui ai presque tout oublié, je sais qu'elles savent prier : Taire, voir, culminer ; culminer, jusqu'à la déchéance pour retrouver les siens. Mais n'était-elle pas déjà là cette perte, dans la peur, l'ennui et la fatigue. On aimerait parfois ne plus bouger, avancer fait si mal. Quels projets les poussent à chanter tout l'été, quand le calme revient on a le choix entre vivre ou mourir.

Je choisis les mots bruissants, j'aimerais tant qu'il me reste quelque chose de cette fidélité. Quand tombe le soir qu'est-ce qui fait taire la nature ? La chaîne innombrable du vivant toujours se demande où elle va. J'aimerais tant qu'avec l'homme on ne s'occupe plus des « affaires du monde ». Et déjà il est là et se presse. Des bruits que font les hommes pénètrent ma cabane. Ce n'est plus moi là qui ai peur, mais me voilà trahir ce que je chérissais.

De quoi déjà mes livres témoignent, Monique ? Appelle le Dieu si tu veux. Moi je l'appelle le tout palpitant ; combien d'homme avant nous Monique ? combien d'athées ont vécu ces instants pour nous dire qu'on reviendra au tout. J'ai vu la lune rousse se coucher à l'Est, hier au soir. Si près de la terre qu'un chat pouvait y sauter. Mais toujours, toujours, il reviendra sur la terre tant que vivront les humains.

À la lisière de la ville, l'homme et la femme font des projets. C'était l'heure où les volets se croisent, lents et lourds. La saison entamée, de l'étage, une femme leur parle du temps qu'il fait. Mais revenons à nos moutons, interrogea la femme. Pleine d'entrain j'ajoutai « ce qui doit se faire se fera. Ce qui doit advenir adviendra. » Le bateleur, interrogea la femme. Le bateleur c'est toi, c'est moi, répondit l'homme. La femme regarda à terre la fourmi loin de son nid, pendant qu'un bébé hérisson se cachait dans le feuillage.

Ma plume aime aiguiser mes sens, aime faire jaillir la bonté. « Un fait d'hiver en plein été », avait dit l'homme, et ils avaient ri. Suaves, les bras contre le mur, suave l'air frais sur mon corps. Le crissement du papier à rouler une clope, amorce ma perte dans l'oubli. Et je sais que je ne me trahirai pas, ni l'homme non plus.

Et toi, Monique, redécouvres-tu ta ville ? C'est une image vraie, comme dans un film, qui m'a sortie de la folie. Sur le moment je n'ai rien su, j'ai nommé — puis il y a eu tout ce temps, comment te dire : souffrance, douleur, vertige — ce temps qui s'égrenait comme ordre qui mène à l'abattoir. C'est pour cela Monique, que nous écrivains, devons encore entrecroiser nos écritures jusqu'à épuisement du plaisir.

Quelque chose s'ouvre et quelque chose se ferme. Et les tables d'écriture frappées, tambours résonnants, qui attendent le papier. Antique Chine avec ses caractères d'imprimerie en plomb. Qu'écrivaient-ils à l'encre noire sur les pas de danse ? Les quatre points cardinaux, la route de la soie ; jusqu'au moment où l'homme s'élève et court sur un cercle blanc.

Désordonnés, les mots roulent avec excès dans la tête de la femme. L'homme tente de donner sens à la nuit sombre. Dessus, dessous, assouvir la plainte. S'aider, ne rien renier, voilà à quoi pensait la femme en regardant la beauté des fruits dans la barquette en plastique. Elle voulait chasser l'idée du « diable » qui avait déformé son visage dans la glace du bar. J'ai peur, j'ai peur de laisser trace de cela. Je ne dirai plus jamais que quelqu'un a de la chance.

Le drap blanc, chargé de poussière, je l'ai laissé sur le fauteuil de la chambre. Monique, la grâce ne me murmure pas plus qu'aux fourmis mon vin rosé. Le gant d'été passé sur le visage, taire le quotidien pour des poses plus exotiques. Appliquée et sérieuse comme Bouddha, calme, sans violence, je pense. Et toi, au loin, comme pour donner place à l'enfant, tu chantes une berceuse.

On attend de la visite. Les fenêtres grinceront sûrement, mais la marque de la main signera ma nouvelle amitié. Ça pèse déjà son poids le papier, dis-moi encore : combien d'impatience, de déception ? Lasse d'écrire, Monique, tu veux dessiner les branchages du figuier. Combien ce soir j'aimerais me détendre à chasser les esprits de la maison. Mais au lieu de cela j'éreinte mes yeux à tracer des signes insignifiants.

L'habit tombe, paupières closes, le vase vide. Je ne peux dépasser la parole, saisissante d'abandon. Si je pouvais me lever et écrire ce que pose ma chair dans l'antre de la nuit, je n'aurais plus besoin de livre. Contre et avec les objets je me battais ; loin et central était le tragique de ma destinée.





II

La femme se lançait un nouveau défi : faire frissonner les lettres sur le cahier à gros carreaux, jusqu'à citer les qualités de l'homme. Elle trouvait qu'il s'absentait au point de rejeter le corps de l'autre. Ne pas paraître, apparaître, songeait-elle. Avec l'homme, elle vivait un amour fou entrecoupé de camaraderie amoureuse. Après la sieste, la ville sous une chaleur torride, cette maison aux fenêtres fermées, spectre qui revient sans carte de visite. Au bar la femme chuchote encore.

C'est vraiment les vacances, jouissance dans ma cabane. Au repas : pain, fromage, olives, vin frais, et pour finir tabac fort. Saisir comme main tendue cette ombre que font les murs hauts des immeubles. Rappelle-toi, Monique, il ne suffit pas de dire non à la paresse du matin, il s'agit de polir l'inéluctable poème. La bise sur les joues humides, tu cherches l'éclat de ta voix. Qu'allons-nous devenir ? On ne peut entrer dans cette phrase : l'été est clos.

Je n'ai presque pas dormi : frissons. Pour sortir, veste de tissu bigarrée. La femme, cette nuit, n'a pas remarqué les papillons sombres, mais dans le cimetière Saint-Pierre, elle a vu les feux-follets. Apaisée, elle prend la ligne du bus 54 pour rentrer.

La vielle dame se disait être une marieuse. Elle assurait qu'elle avait déjà noué des dizaines et des dizaines de contrats. C'est la voisine de l'homme, il lui trouve un regard érotique. La femme se disait que tous ces jeunes gens à marier, il n'y a qu'à les regarder pour que cesse la guerre et la paix, et s'ouvre une blessure que le temps sadique s'acharne à remuer. Mais qu'est-ce que le temps ?

Je ne suis pas sûre d'arriver à dire combien j'ai résisté aux gestes les plus simples. L'attente bafouait le mouvement, elle me martelait « plus tard, dans un moment ». Elle me laissait énervée dans ce creux de l'oubli. Monique, nous sommes deux sœurs qui dans l'attente, avons laissé des pans d'histoire, des sacs de nœuds à dénouer les matins blêmes.

Depuis toujours, comme on tombe du lit encore ensommeillé, je vacille dans le réel. Mes écrits titubent, et la moindre petite chose devient étrange, je picore l'extraordinaire.

Dans le lourd sommeil de la femme, l'oracle lui annonce son changement spatio-temporel. Elle résiste, atteint le demi-sommeil où des images et des sons la frappent encore en plein visage. Dans l'éveil plus aucun geste, plus aucune de ses pensées ne sont familiers. L'homme est habitué à ce que la femme tienne le monde. Il sort et la laisse dans sa fébrile torpeur.

L'homme ne veut pas être dérangé dans son travail. Alors la femme le regarde faire. Il écrit, toujours il écrit, et elle admire cela. Elle, pour écrire, il lui faut tellement de paramètres. Alors elle le regarde. Parfois elle tente un mot gentil ; il lui répond d'une façon tellement vague qu'elle désespère d'avancer plus loin dans le bavardage. Le stylo-encre de l'homme court vite sur la feuille. Et toi, Monique, qui désirerais un compagnon pour la présence qu'il peut procurer, sache qu'ils glissent entre les doigts comme des poissons. Sache qu'ils ont toujours, avant tout, leurs préoccupations.

C'est trop lointain déjà pour montrer. Je restais sur place, et pourtant je savais que j'avançais. J'étais saoule, j'étais une statue saoule. Tout est soucis, dans la maison tout se fait dans la tourmente. Posé là, sur la table, le petit Littré est tout abîmé. Avec mes yeux de noisette amère, je marmotte : même si mon monde a ses visages familiers, ils sont rejetés dans l'écume des semaines.

Par cette fin d'après-midi, le chant de la vieille dame s'élève dans la maison aux murettes : « Quand ils auront vieilli, alors ils sauront, que c'est le rêve, que c'est le rêve, d'une vieille dame qui les a fait s'aimer. Alors ils comprendront qu'à leur tour, c'est de rêver, de rêver, qui fait rencontrer les amoureux. »

Il suffit qu'un bar ferme pour que tout change dans le quotidien. C'est ce qui m'arrivait : la buvette de la plage du Prophète s'était rabougrie à n'être plus que deux petites tables en plastique et quatre chaises inconfortables. Ça se bousculait, je ne pouvais m'y installer tranquille un court moment. Il y avait aussi le bar près de la place du Roucas Blanc — avec cour et véranda — en passe de fermeture, qui n'ouvrait qu'un jour sur deux. Aussi le matin, je musardais dans la maison.

À la fin de notre conversation téléphonique, Monique me dit : « Je t'aime ». Ce qui me plaît, chez elle, c'est qu'elle revient toujours à l'essentiel. Moi aussi, Monique, je t'aime. Avec cette rentrée de septembre, la femme squelettique se donne à nouveau des contraintes. Et toi, Monique, tu vas voir la mer. À ta papeterie, tu as acheté un carnet rouge pour y écrire chaque jour une page correctement.

Maintenant la femme soupesait : le poids de son désir, de l'extase, s'échappait de ses doigts. La veine bleue battait fort dans son cou. Elle a tellement vécu au-delà la vie et la mort, qu'elle a du mal à se retrouver à l'agonie. Elle crache tous les alcools, toute l'amertume accumulés. Elle aimerait atteindre une île où la nourriture serait vertige. Elle reste accrochée à ce pan de terre aride, le cœur furieux, se disant qu'elle survivra à cette ruine. Bien que le resurgissement de la folie dont la femme se pare, voile, l'homme toujours affairé, l'homme ne s'égare pas.

C'est un dimanche, la vielle dame va prendre un café au bar « Chez ma fille ». Tout le monde, les yeux fixés sur le grand écran, joue — s'abrutit même — aux couses. Elle est émue par ces ouvriers qui, en ces jours fériés, ont mis leurs blousons cirés, leurs chaussures en cuir, leurs plus belles vestes. De son bout de terrasse, elle les entend parler, s'interpeller, hurlant même pendant le déroulement d'une course. Puis quand elle est finie, ils sortent fumer une cigarette, les gestes guindés dans leurs vêtements propres.

La respiration des objets s'est tue : la corbeille a perdu son souffle qui la faisait bouger, les tissus ne s'ébrouent plus, je m'abandonne à la vacuité. Le cantonnier passe plus de temps à balayer les feuilles mortes. Journées maussades où je traîne ma mélancolie. Monique, comme on se ressemble. On se rabaisse, on se fourvoie dans l'indolence. Ce n'est pas nous qui commandons, non, c'est notre anxiété.

La femme squelettique jouait « l'ailleurs ». L'absence de son rire, il y avait du lointain dans ses yeux. L'homme n'y comprenait rien. En parlant d'elle, elle lui cite Cicéron : « Si tu n'as rien à dire, dis-le-moi. » Puis revint à elle le rêve, le rêve de l'homme à cheval, le rêve de l'homme à la yourte. L'odeur des chevaux, l'odeur de la pluie dans la prairie.

Quand je suis mal, mon âme s'éloigne de mon corps. Mais j'ai remarqué, quand je suis au mieux, elle prend aussi sa distance avec le corps. Il faut que je sente qu'elle vive sa vie. Mon âme est vagabonde, c'est une découvreuse, c'est elle qui met en alerte mes sens. Si elle reste collée au corps, la vie m'apparaît plate, fade. Mon esprit, lui, doit rester lié au corps, ne jamais s'en détacher. Je raconte cela à la vieille dame, après une de ces anxiétés !… lancinante, comme un mal de dents qui ne me quittait plus.

Le jour où mon âme ne s'envole plus, dit la femme à l'homme, ce sera la fin. Tomber dans mon corps, c'est un peu comme si je m'avalais, je rapetisse, je m'évanouis jusqu'à ne plus être, jusqu'à fondre au tout : je meurs. Il faut que mon âme se perde dans la contemplation d'un branchage, à l'écoute du cri aiguë d'un enfant, pour être en vie. C'est si doux ce vin rosé qui me tourne la tête. On ne peut se passer du monde.

Ici, Monique, le vent siffle, le vent souffle, le vent entre dans les moindres recoins, fait tomber les dernières feuilles des arbres. Ici, Monique, les rochers blancs et la mer. La ville perdue dans la nature, la ville perdue dans la roche et l'écume.



2008



Haïku


Je n'avais pas vu le ciel, jusqu'à ce que je vis des nuages. J'aurais dû pousser ma promenade plus loin, poursuivre les nuages, jusqu'à ce que j'arrive à la plage. Mais voilà, mon pas s'est arrêté bien avant. A la terrasse du bar nous avons pris un café et pendant que nous tirions sur notre cigarette le froid descendait.


Dans la nuit calme je pensais : nous sommes tous embarqués dans la même histoire, et elle ne se répète pas. Il y aura toujours des « passeurs » de langues et de civilisations.


Des tourtereaux en nombre sautillaient autour des tables. Ronds et allongés à la fois, après-midi de semaine, ils avaient l'espace pour eux. Ensemble ils voletaient jusqu'à la pelouse, puis revenaient picorer ce qu'il restait de la fin de repas.


Nous étions au mois d'octobre. La première semaine passa en s'étirant, avec ses enthousiasmes et ses attentes fébriles. La seconde fulgurante et aérée, me laissant vaguement fatiguée, se terminait en même temps que la grosse chaleur qui était apparue en fin d'été. Le ronron se terminait, l'énergie accumulée demandait plus d'action, plus d'éveil.


L'autre que l'on aime, y prêter plus d'attention. L'autre que l'on n'a pas trahi, que l'on retrouve dans ces moments de grande nouveauté, où la force de l'âge promet d'autres desseins.


Juste avant le jour, je me suis levée, dans la pénombre fraîche de la cuisine, j'ai déjeuné. Dans la ruelle un enfant courait, le ciel était gris. Des mots qui ne me venaient pas, que je cherchais, j'entendais le cri des mouettes, quand le facteur sonna. Pourquoi le sommeil ne me quittait-il pas ? Je me sentais déchargée du poids qui m'avait accompagnée ces jours derniers, mais lourde d'un chagrin ténu.


Elle parle, elle me raconte, combien de souci, elle dit. Je comprends.

Oui, c'est la guerre des nerfs, comme les pattes d'un oiseau sur son fil électrique, nous sommes tentés de multiplier les résistances à la dureté de ce qui nous habite. Mais ne sommes-nous pas mieux dans ce combat à la vie ? Dans ce combat de la chaîne de la vie je prends ma place.


Quand il dort, il ressemble à une cariatide. Ses bras puissants supportent la nuit.

Quelques étoiles sur Marseille, je mêle café fort et vin rosé, un chien aboie à la lune. Nœud dans la gorge, la lune blanche sur les toits de tuiles, une prière s'enfuit. Je joue à cache-cache avec le sommeil, radio allumée, fenêtre ouverte, je glisse dans les draps blancs. Boules de nerfs, fleurs de lauriers blanches sous la lune, bruit éraillé d'une porte de garage.

Sous la lune rousse, comme une athlète, après le sommeil je cours. Boussole affolée, nuit après nuit, au jour le jour.


Le ciel étoilé, assis sur le banc des Alpes. Toutes ces étoiles, ciel chargé d'étoiles comme jamais. Les cartes postales aux voisins, la peinture sur bois, et les pommes-de-terre cuites sous la cendre. Puis les bercements, les disques, l'oursin en moi, tes promenades en solitaire. Comme des papillons de nuit, attirés par la lumière, des jeunes filles sous la fenêtre. Bavardage, rires de jeunes filles dans la ruelle, c'est l'été indien.


Juliette Greco chantait : « je hais les dimanches », boutiques fermées, bus rares, rues désertes. Autant faire son ménage ces jours-là. Les après-midi traînent en longueur, parfois je finis par aller faire un tour. La ronde des bières, le marin buvait, le bar tournait pour moi aussi.


Écrire, silence. Il pleut, les feuilles mortes vont pourrir. Je n'y vois plus rien, j'allume. Nous avons enlevé le masque-lampe, presque crue la lumière. Je ne sors pas, je reste au lit, comme une chatte frileuse. Goût de réglisse, saveur d'enfance, crayons taillés.


Comme dans toute révolution, les enfants ne sont pas innocents, je le sais maintenant.

Révolution technique, révolution, révolution surréaliste.


Sommeil, sommeil où mes lèvres tremblent. Est-ce ça dormir, des pensées qui se perdent dans l'oubli de la nuit ? Nuit où les labyrinthes se mêlent, ils voient s'évanouir ma profonde fatigue. Être réveillée si vite, murmures comme vibre l'air, qui m'étreignent comme une multitude de soupirs.


Amie, tu n'as pas le moral, accorde toi aux mots, Séléné brille pour toi. Tu pensais que la pleine lune n'était que pour moi, d'un pas croissant, elle apparaîtra dans la nuit, attendre tout un jour, pour briller à nouveau.

Si je pouvais être la lune pour voyager dans le ciel, j'éclairerai les enfants d'un doux sommeil.


La lignée d'arbres me rappelait un tableau de Klimt. La fin d'été était là, cela accentuait la profondeur. Cette allée me donna une impression de bonheur et de grandeur. Je regardai le chemin parcouru, et je repris d'un pas nonchalant. Arrivée à ma rue elle m'apparut étroite, comme quand je revenais des plages du Prado. Mon cœur se pinçait alors, car nous arrivions chaque fois à la nuit.


Comme dans un spectacle je me suis sentie vide. Le monde devenait spectacle, le réel m'échappait ; d'habitude je regardais les bateaux de pêche et les voiliers se croiser. Les voiliers qui baissaient leurs voiles pour rentrer dans le port. Pendant un long moment je regardais. C'était agréable de voir manier les voiles ; une personne suffisait. Ainsi passa l'après-midi.


Petit port de pêche aux couleurs vives, le soleil de printemps. Brise de mer dans le port du vallon des Auffes. Chat noir du bar qui saute sur les genoux de Jean-Pierre. Je prends une photo. Café allongé, verre d'eau. J'aimerais y retourner des après-midi, y prendre le doux soleil d'automne, sentir la mer, y lire.


Le temps attrape au vol une pensée. Un temps calme après l'orage. Nerfs défaits. Puis le temps qui respire à son rythme, comme dans ma cuisine tranquille. Café posé là tout près, déjà bu, posé sur l'étagère la boîte de thé. Froid dans le dos, comme si un fantôme faisait du courant d'air.


Cette nuit-là, l'eau frappe le volet, ruisselle vite. Porte ouverte, cliquetis comme des pièces dans un porte-monnaie, l'eau s'éparpille. Odeur de terre sur le goudron que le vent séchera. La ville, Artémis veille, tout le monde dort, moi je baille.



Automne 2011



Comme le bavardage d'une pie

« Chacun doit tenir bon dans la tranchée », te dis-je. Mes paroles te bouleversent. Tu as bu du vin rosé. Tu es légèrement saoule. La petite chatte Mitsounette à tes pieds. Tu pleures. Tu remercies Dionysos pour le vin qui te tourne la tête. Je te rappelle amie, Le gardien de chevaux, ce film chinois que nous avons vu il y a des années déjà. Je me souviens de l'impression. L'homme disait à peu près ceci : « On ne choisit pas l'aigreur ou la douceur de la vie ». Pleure amie, Dionysos veille sur toi, le vin te tourne la tête, pleure amie.

Je volette, je butine des signes. C'est comme un puzzle magique : les noms, les attributs, les hasards, et dans la beauté du dévoilement les figures se dessinent.

Pourquoi « la non-pensée », « le non-faire », m'envahissent sans me donner la sérénité ? Plutôt un vide, un aveuglement. Manque d'intérêt pour tout ce qui est quotidien. Désolation. Si ce n'était le corps, je serais sans grand souci pourtant. Je suis une immense plaine endormie : ni rêve, ni éveil.



Les noms de lieu cités à profusion font la beauté des Contes d'Ise.

C'est un tableau noir que je viens d'effacer. Je ne me souviens plus de la formule magique. Il s'agissait, il s'agissait de quoi au fait ? J'apprécie ce repos, comme après une grande douleur. J'aimerais quelque chose qui me console. Est-ce une vie ça ? Je n'en suis pourtant plus à capitaliser mon bonheur. Le sommeil a fait disparaître le rêve, et la corne du temps souffle qu'il est déjà trop tard. Les rendez-vous manqués, comme autant de rythmes laissés aux soucis qui s'en surchargent. Il s'agissait pourtant d'été, avec ses objets et ses travaux. Tout à coup la fatigue, au bord de l'évanouissement, tout mon temps est à repenser.

Ô Dieux, qui faites disparaître et apparaître, en découvertes ma journée fut faste, je vous demande encore quelque chose, faites que sur les ans je sois comblée du travail que je viens d'accomplir. Que je ne regrette pas mon choix, qu'au contraire je me sente à nouveau dans ma maison. Ô Dieux, j'ai passé les épreuves de la chosification, du silence, et les chiens à mes trousses ne m'ont pas fait dévier de mon chemin. Pour être respectée de vous je dois agir. Un nouveau cri se fait entendre en moi : du plaisir, du plaisir.



Ô Dieux, faites que sous votre regard j'habite mes gestes. Réveillez-moi pour que je puisse, dans l'ordre qui me convient, énumérer vos noms. Que je sois celle qui porte attention à vos qualités. Comme dans le passé, avec conscience maintenant, rencontrez-moi. Poursuivez-moi dans les rues que je sois celle par qui vous hantez la ville, que je sois choisie par vous pour écrire et lire les images.

J'étais en paix. Rien ne vint. J'étais enfin en paix, je voulais me remplir de bonnes choses : de mots. Aucun ne vint. Me voilà, après tant de tracas, étrangère dans ma propre maison. Mon attention avait quitté le point fixe du nœud problématique, mais voilà que je n'avais plus d'attention. Ça devait être la fatigue entrecoupée d'aigreur remontant de l'ancienne peine. Je n'étais plus en paix, les objets se dérobaient. Se vider à nouveau complètement : être un puits vide, prêt à accueillir l'eau de pluie.

Après ta visite, l'art se trouva dans l'immense cave fraîche, avec ses murs, ses colonnes, sculptés, qui donne sur un ciel de nuit froid. Cette étendue était à portée-de-main ; tout à coup le ciel devient faux, ce sont les pierres taillées qui accrochèrent mes sensations : cette immensité, belle comme des mains d'hommes font de vastes maisons, où reste prisonnière la lumière qui frappe les parois et rejaillit en plein centre.

Moi, la nuit, indécise, éveillée, j'écoute une femme plus âgée, elle me raconte que, parfois, la main non purifiée du médecin peut toucher le malade. Ce soir je suis seule dans la nuit, et j'ai peur. L'œuvre m'a séduite, j'ai défendu les animaux contre le fouet de l'homme, puis me suis longuement attardée devant le travail des humains.

J'étais une pute et une sainte à la fois. Maintenant quand on me traite de sociopathe, je réponds que je suis schopenhauerienne. Dans les nuages je cherche des visages, mais je préférerais y jouer à saute-mouton. Rien ne me rappelle mieux les nuages qu'un pré vert dans lequel je peux me rouler. Un jour, je me suis assise, et j'ai décidé que je traînerai dans la vie. Ce jour là j'ai compris que je n'étais pas faite pour courir. C'est comme les idées, je ne leur cours pas après, parfois elles passent et je tire le fil. Ce soir je m'aime, pas physiquement, je ne suis plus belle, je m'aime tout simplement.

Maintenant que je sais, je ne parle plus comme un perroquet. Maintenant que je sais, mes paroles s'envolent comme le bavardage d'une pie.

Sur la table, parmi les miettes de pain, pomme croquée à moitié, frugalité de l'aube.

Le coussin rouge et or sur la chaise, cache la paille qui se défait.

Je me retrouve. Seule, dans la nuit, je pense : quel monde sur la terre ! Et je donne plus d'importance à mes gestes quotidiens. Je vaque à mes occupations l'air plus vif. Celle que je deviendrai aura le temps de faire le ménage dans sa tête. Se chercher deviendra alors un jeu ; comme devant le mensonge, ma route est droite et arpentée. Par quel vent viendra l'appel ? Amie, cette vie est à faire comme on invente trois boules de Noël dans le désert. Il y a toujours quelqu'un avant l'écho : la terre est habitée. Le leurre aveugle, pourquoi n'y aurait-il pas de l'eau sur la lune ? Pourquoi ne pas connaître, comme à l'instant où nous mourons un peu devant le miroir, ce qui nous marque du sceau du vivant ? Penser pouvoir gagner aiguise mes sens.

Je ne m'habite pas toujours. Vide et pleine de lourdeur. Pour rencontrer quelqu'un dans mon jardin secret, pour que des trois lunes je sois éclairée, pour que ma prière me revienne épurée du temps qui passe, ô Dieux posez votre regard sur moi. Folie douce où je me prêtais vos gestes, où dépasser la langueur arrachait un instant mon amour. Ô Dieux combien j'étais heureuse !

Être éternel serait être mortel. La mort est entre le passé et le futur. Que deviendra le poisson rouge ? Il n'y a rien à demander, il n'y a qu'à prendre les instants. Manger une golden verte. Se parler comme à une amie. Je ne crois pas au ciel, sinon comme aventure pour les navettes spatiales. Je crois plus au grand Pan, au Dieu des forêts.

Patatras : ton cœur n'y voit plus rien. Dans ta ville délicieusement décadente, les heures lentes, la lourde chaleur ; mais où passes-tu pendant ces chiches journées ? Ta foi en la réalité est une foi de charbonnier. Ta prison n'est pas dorée, comme le rêvait pour toi ta mère. Le temps fait des nœuds, part dans le passé, revient. Tu voulais faire mourir ta peine, tu l'as grimpée la colline de ton passé. Tu te tournes vers l'arbre, tu lui murmures des désirs anciens, certaine de la présence de sa sève plus que de l'homme-mur aux multiples grimaces.

Des mille et une positions, aucune n'est bonne, insomnie.

Bateau qui corne, je bois du lait froid, déjà le petit matin.

Quand on tombe dans le temps, ne rien faire peut-être joyeux aussi. L'instant est comme l'éclair : aussi rapide et lumineux. Mais, pour moi dans l'orage il n'y a qu'un seul éclair, je dois souvent attendre des semaines, des mois pour qu'il y en ait un nouveau. Peut-être qu'avec plus d'expérience, ou de chance, je pourrais les rapprocher ces énergies qui me rendent si heureuse. Le bonheur, l'instant donc, vif et rapide comme un éclair.

Le vent s'est levé, et me voici à nouveau dans une monotonie du temps. Paradis perdu, le temps s'allonge comme l'on s'allonge quand on est fatigué. Cet allongement paraît durer l'éternité, c'est insupportable. J'essaie de me donner du plaisir : une cigarette, un verre de lait froid ; je recommencerais à l'infini à me donner des petits plaisir tellement ils me laissent insatisfaite. Ainsi va le temps. Ainsi va le temps où je ne suis qu'ombre.



Été 2011


Pourquoi douter de la vie ?


Papier de souvenir, papier qui garde le souvenir d'une recherche si longue et éperdue. Papier trouvé, épine qui pique : tant d'oublis. Livre qui s'ouvre sur une page blanche, non signé ; mots maladroits comme pour parler seulement. Silence, comme nous disons silence aux maux qui minent l'outil, comme l'ouvrier nous en prenons soin. Commander la machine comme enfant je le voulais.


Vent fort qui me porte, légère. Larges boulevards, comme éphémères les passants. Quel destin me guide ? Vais-je trouver cet ultime sortie, comme cette gare vide ? Platon parlait à la jeunesse d'éternité, pourquoi veut-on nous voir vieillir si vite ? Que disent leurs mots incompréhensibles ? Au retour, comme portée. Silhouette d'un homme sur les rails du tramway vide. Déjà le Vieux-port, et ton sac se fait plus lourd ; est-ce la réponse tardive qui pèse comme un poids longtemps gardé ? Chez moi quelques pensées amères. La jeunesse sans nul doute s'est enfuie avant que nous ne puissions leurs apporter l'expérience si longtemps cachée.


Je suis comme le sommeil qui tarde à venir pour effacer les ennuis de ces jours. Musiques légères aux fenêtres, aveugle au temps qui passe, comme pinces de crabes pour voir une dernière fois mon ciel. Elles interpellent, je reste aveugle, je pense au linge à étendre. Rêver peut-être, disait le poète. Rêver est un luxe : tête droite, voyant le ciel. Œuvrer : travail et plaisir.


Depuis quand le lit profond de l'amertume au fond de ma bouche ? Est-ce pour cela que j'ai perdu la face ce soir devant le sommeil. Parcours étroits et répétitifs dans la ville, je laisse là la passion d'une cigarette. Je ne veux m'appuyer sur le regard voilé, et mon compagnon à mes côtés, rassurant, qui me ramènent à moi comme tombe toute l'éthique sur les paniers posés.


Indépendance et dépendance s'entrecroisent comme du blé trouvé qu'une jeune fille porterait dans sa chevelure. Âme et âme se répondant, libérées du joug du regard du sommeil. Alors peut-être la couleur, l'encre noire, le clavier, ma parole libérée.


Dans le présent je peux tout inventer. J'avance lentement, pourtant sans hésitation, stylo en main, je vais. Marcher dans Aix-en-Provence, visiter les fresques d'une église. Un prêtre fait serment ; si jeune et la famille qui accepte le départ en Afrique. Et nous nous trouvons comme dans un jeu de quille.


La multitude en non-harmonie encore, les savants disent que nous sommes de la poussière d'étoiles. Âme, esprit, corps, qui commande ? Le corps, le corps perçoit l'esprit. C'est un appel lancé comme une prière, qui atteindra sa cible. Je pourrai enfin ne plus avoir peur de la lumière. Elle regardait, je lui disais, entendait-elle ? Moi dans l'oubli, je parlais déjà de lumière, un ange passait. Elle se rappelle et me donna la main dans ma peur bleue, et Jean-Pierre où était-il ?


Elle était revenue à Marseille, elle a été discrète, m'aidant dans ma dignité de femme. Elle était revenue un jour, et puis la maladie l'a prise. Belle-sœur j'aimerais te revoir. Comme héritage ton stylo avec lequel j'ai écrit mon journal. L'encre a séché comme une fleur fanée. Comme ta parole qui disait paix, paix, ce soir comme toi je dis Paix.


Cet instant où ne repose aucune incertitude de ce que sera l'éternité, où signature se pose comme le juste milieu entre la jeunesse et la mort. Mes mains comme des éventails, font onduler mon corps. Et l'œuvre jusqu'à la fin, jusqu'à ce qu'expire l'âge des trois points.


Le temps aussi est aux abois : la tour penche ainsi que ma maison. Je devrais aller y promener avec Rosy mais nous sommes allées à l'entrée du port. Aller voir l'automne et ses feuilles rouge-vif, nos accents mêlés. Mes ongles en deuil, et la nuit qui te prenait. Tu as imaginé ma voix, j'attends la tienne enracinée dans l'amitié.


Comme la mer, le temps se retire quand tu fumes une cigarette, laissant coquillages et vers. Tu aimerais sans cesse le renouveau de la plage, comme après la pluie où de petites flaques miroitent la soif. Comme pour reprendre souffle les coquillages, battement de la mer. La fumée du bout de la gorge, tout bat, tout vibre, tout fait geste.


Besoin de silence, est-ce que son stylo s'est tu ? Comme quand je finis d'écrire mon journal ? Cadeau d'anniversaire et moi qui voulais celui en or, le même que celui de l'homme, en épis de maïs. Mais pourquoi ce silence dès que je n'écris plus mon journal ? J'aime tant bavarder lui avais-je écrit, mais je ne lui ai envoyé qu'un poème squelettique, qu'ils ont retrouvé. Son stylo s'est tu, elle a pris des photos : les images aussi parlent quand prises au hasard nous nous étonnons. Qui a craqué en premier ? Le stylo s'est tu bien avant. L'infirmière qui ne venait pas, vous avez retrouvé du vomi qui menait jusqu'à son lit. Le cercueil sans croix, tu as brûlé avec ton secret. Ton stylo s'est tu bien avant, mais les photos ont parlé pour toi ?


Comme le temps témoigne, laissant là histoire, comme déprime. Ne vois pas la victoire des mouettes comme une fin en soi, maintenant que le centre de la terre parle, tu parles aussi. Déprime, ce qui te fait taire participe de ce qui fait ta force, vie, vie. Toujours les mouettes te le rappellent. Déprime, tu déprimes, et pourtant là, si près, le temps s'allonge t'offrant la joie de gagner.


Mes textes lus, richesse et fierté, comme bouteille à la mer, que vague retourne. Et si musique il y a, alors l'intuition, celle qui si rarement convient, comme coquillages chantent à mes oreilles. Abstraction faite, entendre la mer petite fille, magie d'un marin, qui portait bonheur aux jeunes filles. C'est comme les étoiles, une à une vues et séparées, merveilleuse neige, nous ne remercierons jamais assez notre mère qui dans la tourmente d'un hiver balaie la neige.


Comme c'est long cette heure suspendue comme le chat de Nadja portait des poids. Comme si le temps faisait silence. Énervement, et je comprends les nerfs qui s'agitent inutilement, comme une pendule bruyante d'attente. Rien faire demande un effort de chaque instant. Promesse tenue pourtant : je n'aime pas laisser l'entraide de côté. Trop longtemps j'ai ignoré l'échange.


Ce temps de grisaille pourtant, comme le caillou gris, est beau. Posé là, sur la table, lisse et rond, il garde la beauté de l'eau. Où fut-il trouvé ? Dans le bord d'une haie ou sur la plage ? Seul il disait comme chacun pour soi. Et toujours la seconde remonte le temps, comme si elle voulait prendre une pause.


Mon âme est triste comme après avoir perdu sa plume, qui écrit gros comme un chagrin. Les carreaux sur la fenêtre renvoient un éclairage d'hiver, le soleil dans sa course l'a oublié. Comme à la lumière chaude d'une chaumière, bientôt l'anniversaire où à deux on sortira les cadeaux, j'espère encore un stylo-plume.


L'espace court après le temps comme moi je cours après les chiffres. Qu'est-ce que le chiffre sans la silice, la pierre mémoire ? Nous avons atteint la perfection, dans la mémoire du temps. Les bûchettes dont se sert un enfant pour mémoriser le calcul, autant de petites images ordonnées que sont pour nous le calcul mental.


Endormie dans ma coquille d'escargot, quand sortirai-je à nouveau pour voir la pluie ? Tête et corps ne font qu'un, de ying et de yang bottée. Quand j'ai vu l'intempérie, comme je sors mon corps, mais l'eau était trop chaude à mon goût, alors je suis vite rentrée.


Comme la voûte céleste, immense et en arc de cercle donne l'espoir un jour d'aller sur mars ; l'immense galaxie où se trouve la terre, reflète notre vie avec sa vitesse, ses trous noirs, ses vents peut-être, qui donnent des gestes à allure humaine. Qui sait peut-être les ratures du ciel marquent une harmonie. Déjà des satellites, déjà les premiers pas sur la lune, déjà des robots sur mars. Pourquoi douter de la vie ? La question n'est pas celle de l'accélération mais celle de la vitesse. Descartes a imaginé que nous pourrions vivre deux cents ans, les révolutionnaires pensent que tout peut-être réglé, mais cela n'empêche pas les maux et la mort.


J'oublierai, j'oublierai ce que je dois oublier pour vivre enfin ! Je n'oublierai pas le travail qu'il me faut pour œuvrer, ni le bonheur qu'il apporte. Je serai ouverte aux autres, tout en restant, comme une chatte tigrée, griffes rétractiles, douce et indépendante.



Automne 2011



Triade

J'ai installé mon lit dans la vaste prairie. Une odeur de terre et d'herbe mouillée. Loin des hommes je suis sereine. Je parle haut. Mes paroles me reviennent en chant. Celle qui accompagne la mélodie des insectes s'éveille au soleil de midi. Près du bassin de pierre je suis surprise par un faune pensif. Bien qu'un faune, c'est comme les chats, on ne sait pas ce qu'il regarde. Les animaux se gavent de fruits trop mûrs tombés de l'arbre. Saouls ils marchent en titubant. Moi, je tète à même la vache. La vache est ma mère. Merveilleux yeux hallucinés de la vache. Généreux, coule tiède le lait dans ma gorge. Comme elle, je broute la tige tendre et sucrée de l'herbe.

Je marche, je marche longtemps. Au lac un frais silence m'accueille. Il me sort de l'effort qui tendait mes muscles, où sous le soleil sec mes oreilles bourdonnaient. Je me baigne parmi les têtards et les grenouilles. L'eau reflète le bleu du ciel, les nénuphars si blancs, me caressent. La beauté de la paix, le lieu qui m'offre sa beauté. J'y étais allée un jour avec mon homme, et la belle paix m'accompagna alors toute la saison chaude.


Dans mon enfance ma mère était fraîche et gaie comme une rivière qui coule. Mon frère avait le sens de la tribu. L'ombre et le profond silence. Ma meilleure amie, enfermée dans les murs de l'internat, m'oubliait le temps d'un week-end. Libre, sauvage, têtue, curieuse, j'étais. Toi, légère, généreuse, superficielle comme la ville d'où tu venais. Il y a des choses que l'on ne choisit pas, soi par exemple. Moi, la fête-foraine ; toi, les boites-de-nuit. Pour moi l'arc et les flèches, un lac en montagne, les cuisses et les jambes longues. Pour toi la mer, l'ondulation de ta chevelure, et le tissu fauve entourant tes hanches. Cruelles et tendres déesses qui nous avaient parées de leurs attributs. Ma chérie, il a fallu longtemps avant que je t'oublie.


Séléné, toi la déesse de la lune et des solutions, aujourd'hui je prends la plume et j'ouvre le livre pour te prier. La parole de mes récits à toujours été là pour trouver l'énigme. Il m'arrive dans le rêve de comprendre le message. Les lumières de la ville ne peuvent te voiler, et je regarde vers toi, si près. Ton apparente froideur n'est que la qualité de ta maturité. Tu brilles argentée et noble. Pour moi une page se tourne, me voilà avec mon livre de compte au clair. Je me tourne vers toi car même le jour, à moi, ne peut te cacher. Ce soir ta présence quand dans ma sagesse j'égrenais les ans d'autrefois. Pour moi tu révélas un nouveau chemin. Seul l'oubli, parce que tout est en ordre, peut dire ma gratitude à ces instants.

*

Le temps n'est pas que linéaire, il a une profondeur. Je l'approfondis dans ma recherche de l'action. Ne pas avoir peur du mot « travail ». Quand je travaille le temps, j'atteins l'œuvre. Qu'ai-je voulu dire ? Et je trouve les histoires mêlées : il y a toi et mon rêve ; mais c'est de toi que j'aimerais parler. De toi debout sous les arcades, ou de toi nageant parmi les nénuphars. Tout s'était tu pour nous accueillir. Seuls au monde, et c'est le monde qui était beau.


Une fois la chute, que me restent mes attributs. Mes attributs sont abstraits : plume, livres et clavier. Ce qui donne couleur et odeur à ces objets, c'est l'éveil de ma conscience. L'ère fut longue à venir, pour panser mon âme, pour ouvrir mon corps à l'œuvre. Maintenant qu'elle me touche enfin, moi prête à saisir la morale du geste, je me mets à ma table. Croire à la vie, à sa source je bois, plus consciente que quand j'allais le cœur battant.

*

Tu me vois montant, descendant les escaliers. Moi je te vois allant de pierre en pierre. Tu me fais voir l'eau qui se moule sur la roche. Petits clapotis en se retirant. Doux ressac où chaque forme, en harmonie avec le mouvement, est une île pour notre regard. Le bruit est si bas que rien ne dérange – même pas les voitures qui passent sur la corniche – ton attention. Ni moi, te regardant. Tu vas de pierre en pierre. Le jour tombe. Dans le petit bras de mer, entre la plage et la digue, des zonards et leurs chiens. Le tapage qu'ils font, le soleil qui n'est plus que tache rouge sur l'horizon : nous remettons nos vestes pour le chemin du retour.


Tu dors ; à ma table je songe. Est-il encore temps d'aller vivre en une autre contrée ? Seule je songe. J'ai vu le ciel, hier, dans la ville. Je pense qu'il me manquerait ainsi que ma langue. J'aime ce ciel, ton ciel, et nous étions ensemble. Songe, défaire mes bagages m'a pris tant de temps. Ailleurs n'est-il pas ici ? L'avenir est dans nos mots – comme avant à déchiffrer l'impossible – de bouche à oreilles maintenant, plus vite qu'un navire. Reste à mâcher ce qu'ils disent. Nos voyages nous diront la brise et les villes, où des hommes m'inspireront la rencontre ; comme les anciens voyageurs, sur des carnets je noterai la saveur de ma science.

*

Hirondelle voilà le printemps. Hirondelles, feuilles mortes, les deux saisons en même temps.

L'arbuste sauvage avec ses fruits, sur la photo, de prés on dirait du raisin rouge ? Avant, dans la colline la pelouse gorgée d'eau, le petit sentier boueux et glissant. Puis la ville avec ses rues calmes. En face, perdues dans la nébulosité, comme un village, les maisons entassées. Plus loin le bar nous attendait avec sa terrasse vide. Le café bu, un petit vent frais nous amena à ne pas nous y attarder.


Regardant ma montre à l'envers à une heure quarante, je disais bonjour au matin. Est-ce le murmure de la terre qui me soufflait ou bien le vent qui me siffle encore à mes oreilles ? J'acceuillis donc ce faux matin avec le sourire. Le livre que je me mis à lire était sombre ; il parlait d'animaux comme de mécanique. Pourtant curieuse j'attendais la suite, mais dans le dernier chapitre je mis dans la marge un point d'interrogation.

*

À Notre–Dame de la Garde tu regardes le ciel, la mer, les navires. Moi, j'y voyais le ciel et la cité avec ses immeubles de grande hauteur, et je retrouvais Marseille. Comment vit-on dans les nouvelles mégapoles chinoises avec leurs tours, que reste-il de leur vieille ville ? Et je pensais qu'elles devaient accueillir des jeunes filles – qui comme moi à leur âge, voient le temps éternel – elles-aussi doivent regarder leur cité, remplies de projets de travail. Plus tôt que moi sans doute, avec endurance et souplesse comme dans l'art du combat, elles atteindront avec justesse l'étude et l'œuvre


Qu'elle folle j'étais allant par les vieilles rues, recherchant l'aventure, ne sachant pourquoi. Jeunesse qui s'éternise, horreur ! Même dans des bras vieux. Me faisant détester d'être maîtresse un jour, voulant châtrer mes beaux amants tout en cherchant le grand amour. Quand je t'ai rencontré, ta démarche originale, tout habillé de blanc, je n'ai jamais regretté ce jour. Ami, te disais-je ; et pour nos futurs enfants je te racontais qu'ils seraient enfants du hasard.

*

Un robuste papillon d'hiver a pris refuge dans la maison. Hier au soir, il se jetait comme un tigre sur la lampe allumée. Le bruit sourd que cela fit attira mon attention. Je me remis à mon écriture l'oubliant jusqu'au matin. Je le revis s'emmêlant aux rideaux. Pensant qu'il voulait sortir j'ouvris grand la fenêtre. Mais non, il est reparti dans la maison. Un papillon d'hiver ? Cela doit bien être un autre insecte !


J'aime beaucoup mon bouddha en onyx. C'est un attrape-péchés, les tout petits, les pensés fades. La nuit on se parle. Lui, serein plus que moi, garde la pose d'un bouddha. Moi je fume et me tortille. J'ai froid, lui pas. Quand le jour se lève et que je fais la nuit, je le laisse sur la table. 

*

Le ciel avait couleur de mine quand j'ouvris les volets. Un large crayon tendre l'avait dessiné pour moi. Je l'ai simplement trouvé beau. Le ciel n'était pas immense comme dans mon rêve où la nature m'apparaissait parfaite, et où pourtant je ne me suis pas sentie petite. Comme si elle n'était là que pour être vue. Il y avait le colossal cargo en pleine mer en train d'être repeint à larges couches blanches. Ce ciel, ce cargo, me faisaient oublier le village où l'on m'avait amenée pour admirer sa beauté baroque.

*


Avril 2010



Francine Laugier - La sculptrice de temps
Juillet 2012