Site de Francine Laugier

Francine Laugier

 

30 écrivains à Marseille

octobre 1993

 

 

 

 

On n'est pas tous égaux devant le choix — que l'on soit écrivain ou pas — de la ville ou du pays que l'on habite.

Je suis arrivée à Marseille à seize ans parce que j'avais une promesse d'hébergement. Et ce qui m'a retenue, ce sont plutôt les gens et les groupes que j'ai pu y rencontrer.

 

Choisit-on la ville où l'on écrit ? Je me suis amusée à remplacer « ville » par « pays ». J'ai pensé aux discours de nombreux écrivains, comme Hölderlin, Hessenine, René Char ; et je n'ai pu éviter non plus celui de Heidegger.

Je ne connais aucun écrivain qui soit tombé dans la folie de Heidegger, parce que leur terre est plus concrète.

Cette question devenait donc éminemment politique. Au sens propre du mot, d'ailleurs. (Polis : politique, police et politesse.)

Je ne tiens pas à y répondre. J'aurais envie d'y opposer la posture d'un Michaux, d'Un barbare en Asie.

 

Choisit-on la ville où l'on écrit ? Non, et pourtant on est bien obligé.

Je crois qu'on ne peut jamais choisir d'être là où l'on se trouve. Pourtant, si l'on veut écrire, on doit bien choisir d'écrire de là où l'on est.

Voilà. Tout est dit et il reste du temps.

 

Choisit-on le lieu où l'on va voir se lever le soleil ? Du moment que l'on peut y voir le soleil se lever, quelle importance ? Ce doit pourtant être quelque part.

— Ce que je veux dire, ce n'est pas « qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse », mais plutôt : « une réalité contient tout le réel. ».

C'est ce qui est en jeu quand j'écris une phrase comme ça : « L'abeille sur le verre de rosé. Pourtant, quelle foule dans la ville. »

Ou : « Toit de tuile. Le ciel imite le coquelicot. »

 

J'ai beaucoup de difficultés à répondre à une telle question. Ce n'est pas la question en elle-même que je remets en cause, mais la difficulté de discerner qui me la pose ; et donc de savoir à qui je réponds.

En tant qu'écrivain, je signe ce que je dis et j'en suis responsable. Comme auteur, et non pas comme on signe un chèque ; comme personne juridique. Mais si je prends cela en charge, il est important pour moi de savoir à qui je m'adresse. Si c'est aux écrivains d'If, à la FNAC, à des journalistes de TAKTIK ou aux représentants de la ville de Marseille.

À moins que je sois supposée répondre à la cantonade à la ville elle-même ; et que ce soit donc la ville elle-même qui me demande pourquoi je l'aie choisie.

Mais je ne crois pas aux fantômes. Je ne sais pas qui est la ville, comme tous les sujets qui se cachent derrière de telles abstractions ; comme par exemple, le public, les lecteurs, etc...

Ce qui revient à ce que je disais au début. Je veux dire que ce que l'on choisit, c'est peut-être ce qui entre dans notre écriture du lieu où l'on habite.

Pour moi ce sont les choses quotidiennes.

« Le marchand de jujubes passait de bar en bar, de table en table. »

Si j'étais à New York je pourrais aussi bien parler de hot-dog et de sushi à Tokyo.

 

Ceci dit, j'aime bien Marseille, parce que c'est la banlieue populaire de la capitale du sud qui n'existe pas.

Cette capitale qui a Aix pour quartier universitaire, Arles, avec ses vestiges, ses corridas, et même sa Camargue, pour vieille ville ; et puis sa zone industrielle autour de Berre, etc.

Mais en même temps cette métropole irréelle, cette capitale intellectuelle, reste quand même Marseille. Car il y a toujours eu ses avant-gardes : en littérature (Manteïa), en peinture, en théâtre (TNM), en psychanalyse, en recherche... et même en luttes ouvrières. Et, c'est très important, qui se croisaient.

Ces avant-gardes ont tenu en dehors des institutions, et souvent malgré elles. Tout en entraînant cette métropole éclatée. Ou, peut-être, en l'incarnant.

 

Ma première relation avec la ville de Marseille fut la clandestinité. J'avais seize ans, j'étais en fugue, sans papiers, sans relations, sans diplôme.

Et je croisais d'autres ombres qui, comme moi, ne cherchaient qu'à s'effacer. Surtout le matin quand il n'y a pas encore de bus et qu'il m'arrivait de travailler.

Rasant les murs, dans la peur les uns des autres, parce que femmes, ou immigrés, en situation irrégulière ou pas. Une vie qui était tout sauf publique.

Aujourd'hui mon intervention est on ne peut plus publique.

Je ne cache pas ce plaisir que je prends à cette reconnaissance. Mais je pense aussi que si ne nous rassemble qu'une adresse à la cantonade que nous tenons à tour de rôle avec un public, au lieu de relations que nous serions capables de jouer publiquement, alors je n'ai peut-être fait qu'échanger une aliénation pour une autre.

 

 





©1993, 2004, Francine Laugier
Le contenu de ce document peut être redistribué sous les conditions énoncées dans la Licence pour Documents Libres version 1.1 ou ultérieure.
<http://guilde.jeunes-chercheurs.org/Guilde/Licence/ldl.html