Site de Francine Laugier

Souvenir d'Albertine

 

 

 

Ma mère fâchée avec elle, je ne connus ma grand-mère paternelle qu'à l'âge adulte. Je la connus un an avant sa mort. Notre première rencontre se fit en décembre quatre-vingt-deux, après ma dépression nerveuse.

 

Ma grand-mère, Albertine, parlait aux objets : Quand elle cherchait quelque chose dans le buffet : « Viens donc ici, boîte à sucre. » Quand elle était maladroite : « Alors louche, pourquoi verses-tu du thé sur la table. Veux-tu craquer allumette, et mettre le feu sous ma casserole ? » Quand elle faisait de menus travaux : « Fais donc briller ces souliers brosse. Grattoir, veux-tu bien récurer cette marmite. »

 

Quand je lui rendais visite, j'aimais la voir feuilleter un nouveau bouquin offert ; assise, le livre posé consciencieusement sur ses genoux, tournant les pages doucement, abandonnée et tendue dans la lecture. Puis elle se levait, le posait soigneusement, debout, sur une étagère de la bibliothèque.

Devant une coupe de fruits secs, on bavardait. Elle aimait Nietzsche. Le premier livre qu'elle me prêta fut La Part maudite de Georges Bataille. Et il fut pour moi une découverte.

 

À l'heure de préparer le repas, elle me disait « assieds-toi ». Ses ustensiles de cuisine étaient tous lourds, énormes : les plats, les poêles qu'elle nettoyait sans eau en les essuyant avec du papier toilette. Tous étaient revenus avec elle d'Afrique, ainsi que les fauteuils et la table basse du salon. Eux par contre, malgré leur volume, étaient en lattes légères. Enfoncé dans ces fauteuils, le moindre mouvement les faisait craquer.

Albertine parlait à tout le monde sur un ton péremptoire. Je ressentais pour elle de l'admiration mêlée de crainte. Aussi, je ne la contredisais jamais, et c'est elle, la plupart du temps, qui faisait la conversation. Elle avait dit de moi à mon compagnon : « Quand Francine daigne sortir ses antennes, elle est intelligente. »

Très vite les odeurs de bouillon de volaille et de riz emplissaient la maison.

 

Albertine avait divorcé quand le plus grand de ses fils avait dix ans. Mon père, Arthur, en avait sept.

Elle me confia que son mari ne voulait pas de cette séparation, et qu'il lui avait dit : « reste, je serai ton esclave ». Sur un ton de colère elle répétait : « Tu te rends compte ? Tu te rends compte ? »

Pour Albertine, c'était comme une monstruosité d'avoir eu des fils. Paul, le plus grand resta célibataire. Mon père, tailleur de pierre, avait sa préférence.

Chez elle, alors que je triais ce que je pouvais récupérer dans un tas de ses vieux vêtements, je mis de côté un sac. Il était en tissu rose, bordé de broderie. Albertine s'écria : « Tu ne vas pas prendre ça ? Tu as les goûts de ma belle-fille. »

 

Pour Albertine, il fallait bien trois générations pour faire un « homme cultivé ». Sans le dire, je savais qu'elle se comptait dans la deuxième. Mon compagnon tiqua « Ce qui vaut pour une communauté, objecta-t-il, n'est pas valable pour un individu. » Alors Albertine lui renvoya: « Oh, mais toi, tu serais bien même au pôle nord. »

De mon compagnon, elle disait aussi : « Ce n'est pas comme mes amis, au moins il me sort des sophismes ». Quant à lui, il la jugeait narcissique et radine. Moi, j'étais bien avec Albertine, je trouvais son appartement serein.

 

De l'après-guerre, elle disait : « Toutes ces relations organiques, cette énergie, qu'en avons-nous fait ? Il ne reste plus rien. » Et je mettais en relation ce qui m'arrivait à moi : cet après-soixante-huit.

 

Un jour qu'on buvait le thé chez Albertine, un de ses amis énumérait les rois de France. Il disait « tous des descendants des Bourbon ». Et Albertine s'écria : « Et les femmes ? et les bâtards qu'elles ont fait rois, qu'en fais-tu ? »

 

Albertine est morte à l'âge de quatre-vingt-quatre ans d'une mort naturelle. Me reste d'elle beaucoup de livres, une bague en argent et une photo. Sur la photo, elle est debout, près d'une chaise, tenant un livre ouvert.

L'autre soir, mon compagnon a ramené du club vidéo Mulholand Drive de David Lynch. C'est un film onirique, un cauchemar, où l'on ne sait plus très bien ce qui est vrai ou pas. Le matin, quand on s'est retrouvé au petit-déjeuner, je lui dis : « J'ai rêvé d'Albertine, c'était un cauchemar. » Lui aussi avait rêvé d'elle, un mauvais rêve. Quand je contais cela à ma jeune voisine psychologue, elle conclut : « Votre grand-mère doit représenter pour vous deux, la mauvaise mère. »

 

Albertine louait une chambre à une étudiante. Celle-ci rêva un jour que ma grand-mère était une piste d'aéroport. Albertine me répétait : « Pour qui elle me prend ? Elle me prend pour une piste d'envol. Mais pour qui elle me prend ? »

Cette même étudiante devait faire un voyage en Amérique du Nord, Albertine lui demanda de lui acheter des verres. L'étudiante interrogea : « Des verres à whisky ? » Albertine répondit : « De beaux verres. » L'étudiante de plus en plus intimidée continua : « Des verres à whisky ? — De beaux verres. » Répliquait Albertine. «  Des verres comment ? » questionnait l'étudiante. «  De beaux verres, insistait Albertine. Je te donnerai l'argent. »

 

 

 

 

Francine Laugier, mai 2007

 





 

 

 

© Mai 2007, Francine Laugier
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