Site de Francine Laugier

L'ÂME ARTIFICIELLE

 

 

 

 

 

 

J'avais l'impression qu'il y avait un spectre dans ma maison. Ça craquait, il m'énervait, je l'ai fait taire.

Trouver son cri. Un cri pas seul, un cri sur une musique.

Marc dit : « Qu'on ne me demande pas quel est le dessein du monde, je ne sais pas. »

Jean-Pierre me dit : « Le dessein du monde, ce sont les humains qui ont envie de vivre, les animaux qui ont envie de vivre, les plantes qui ont envie de vivre... »

Et moi : « Qu'on ait le temps de s'ébattre, de s'amouracher, de se cultiver, de créer : trouver son cri joué sur de la musique. »

 

*

 

Ce que je fais dans la vie ? J'attends Godot. Cela fait longtemps que je l'attends, des décennies. J'attends Godot parce que cela me plaît de l'attendre. J'imagine la chaleur amicale que me procurerait son arrivée. Combien cela mettrait du piment dans notre compagnonnage à Jean-Pierre et à moi. Combien Godot valoriserait mon quotidien, et merveilleusement l'ouvrirait. Comme spontanément, Godot, Jean-Pierre et moi, nous nous adapterions à cette rencontre.

La venue de Godot serait un nouveau départ. J'attends Godot, je ne désespère pas de le voir arriver un beau jour, dans ses grosses chaussures de ville. Et quand j'écris, c'est aussi pour Godot. J'aimerais tant être éblouie par ses propos, pleins de bon sens populaire, et ses critiques dont l'humour élargirait nos bouches et plisserait nos yeux.

En compagnie de Jean-Pierre, j'attends Godot de pied ferme.

 

*

 

J'aime les répétitions, ce qui se traîne comme une rengaine. C'est ma façon de remplir les silences. Peut-être aussi une manière d'envoûter celui qui me fait face.

Elle disait : « À cinquante ans, on se sent vide ». Et elle le répétait, le répétait. Cela m'émouvait, son idée fixe.

Pourtant, il n'y a rien de plus terrible qu'un seul mot répété, comme : Silence ! Silence !

 

*

 

L'espace me ravale au temps. Mon sang tourne à l'aigre. Qui me picore ainsi ? Fantôme es-tu là ? La veine à mon coup frappe, ma gorge se serre. Mon imagination s'est tarie en même temps que l'anxiété. Parfois, à force d'attention à mon corps, je rapetisse, jusqu'à craindre la disparition.

Jeudi, je croyais que c'était vendredi. Comme c'est bon de gagner une journée.

 

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L'ange ne se présenta pas. Il souriait. Ses ailes, sa robe longue : tout était blanc. Je me disais : « C'est une hallucination. Mais pourquoi un ange ? Je suis athée. » Il se mit à me suivre partout. « Le ciel, me disais-je, n'est pas pour moi. C'est peut-être un ange du démon déguisé en ange du ciel. » Je me rendis compte que je croyais plus à l'enfer qu'au paradis. J'essayais de mieux comprendre ma pensée. J'ai alors trouvé bête de croire à l'enfer. « C'est un extraterrestre, » murmurai-je.

« Qu'as-tu trouvé de nouveau ? Les anges sont aussi extraterrestres. Mais alors, pourquoi se déguise-t-il sous le masque de croyances qui datent de tant de siècles ? C'est stupide. Si encore il ressemblait à un petit homme vert. » Là, je me rendis compte que mon ange était devenu tout noir, de la robe aux cheveux. « Bon ! Réfléchissons un peu. À quoi bon, chuchotai-je, il peut se transformer en ce qu'il veut. » L'ange me suivait partout, et je m'habituais à sa présence. « Tant qu'il ne me gouverne pas comme mes anciennes chimères, je m'en fous. Après tout, je ne suis pas seule au monde, alors pourquoi n'y aurait-il pas un ange qui traîne dans mes relations ? Mais pourquoi un ange, pourquoi un ange ? » Et je ne trouvais aucune explication.

Je n'avais plus de rêveries, aussi une grande partie de mon plaisir avait disparu. « Après tout, je peux faire du réel un festin, » concluai-je devant l'impassibilité de l'ange noir. Mais très vite je compris que le réel ne me suffisait pas. Il me fallait des signes. Cette constatation fit disparaître l'ange. J'étais de nouveau seule avec le réel. Très vite je rhabillais ma vie : « Es-tu là mon spectre ? » Comme réponse, un craquement dans le mur. Puis : j'enlève ma bague en argent, je touche du bois pour que mon rendez-vous du matin se passe bien. Je me tire les cartes pour savoir mille choses.

Je n'ai jamais su ce que voulait l'ange. Je ne l'ai pas suivi. Mais aussi, pourquoi un ange ?

 

*

 

Des chagrins, je n'aurai plus. La vision d'un champ de blés mûrs me persuade.

Resteront encore la colère, l'impatience, parfois l'ennui, le trac, et bien d'autres misères.

 

*

 

J'aimerais trouver un écueil à mon non-être. Tomber dans l'instant, et être la plus spontanée possible.

 

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Enveloppée de sommeil après une nuit blanche. J'arriverai bien à m'endormir à l'heure de la sieste. La musique baroque est trop structurée quand on manque de sommeil. Quand on est sans défense, s'accorde mieux la musique romantique : quand un rien énerve, et qu'on doit se laisser aller. J'aimerais qu'au dehors le soleil brûle l'herbe et réchauffe le parapet. J'aimerais trouver la fraîcheur dans la pénombre de ma chambre.

 

*

 

Je demandais du repos. Rien que du repos. Et que les autres continuent à vivre.

J'avais vingt-huit ans. C'était atroce de m'apercevoir que je ne pouvais pas dire « pouce ».

 

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S'amuser, comme enfant, à cacher le soleil, ou la lune, avec son pied. S'amuser encore.

 

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Comme la vie rassure. Ma petite chatte va et vient dans la maison. Elle est revenue de la colline les poils pleins de résine. Mais quand la vie ne bouge pas, comme les fleurs, de voir leurs corolles s'ouvrir et se fermer, me fait peur. J'ai bien du mal à m'habituer à cette planète.

 

*

Le masque abat-jour était en fer, les dessins du visage, brûlés au chalumeau. Je me mis à lui parler. L'âme arrêtée dans ce masque me disait la douleur de l'enfermement. Et toute cette immobilité me pétrifiait. Le masque me confia que cette paralysie pouvait durer des siècles et des siècles. Devant lui inerte, j'avais l'impression de me consumer à une vitesse à donner le vertige. Je me sentais, avec effroi, poussée vers l'abîme ; pourtant le destin du masque m'apparaissait démesuré à côté de mon anxiété.

Il ne m'est pas venu à l'idée d'allumer une bougie. Je suis sûre que j'en aurais été calmée un instant. Là, j'écris en avalant la fumée du tabac brûlant. Nous aussi les humains, ne sommes-nous pas des feux qui brûlent longtemps ? J'eus une pensée pour les indiens qui ne nous ont pas dit tous leurs mystères, et si souvent ont fumé le calumet de la paix.

 

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Tirer le minerai : charbon pétrole, uranium. Tirer le minerai. On n'arrive pas à l'imaginer à l'échelle individuelle. On l'imagine toujours gigantesque. Certains disent que cela va finir par nous perdre. D'autres, plus fins, y voient la perte de notre liberté.

Soleil, eau, vent, sont à tout le monde.

 

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Le libéralisme a le don de nous faire croire que les problèmes que l'on rencontre sont des problèmes personnels. Et de cela, il en fait un business des relations humaines. Le new-age s'inscrit parfaitement dans ce libéralisme. Même les syndicats ont reculé devant nos soi-disant problèmes personnels : ce n'est plus une question d'organisation, c'est que l'on ne sait pas gérer son potentiel humain. À nous d'avoir du ressort, à nous de connaître pierres, plantes, nourritures qui soignent nos maux. À nous d'être zen quand l'usine ferme. À nous de butiner les différentes philosophies du monde, quand on ne connaît même plus la sienne et qu'on ne sait plus balayer devant sa porte. On n'approfondit plus rien, il faut aller vite. Alors on picore : un peu de bouddhisme mélangé de quelques connaissances catholiques...

L'Irak, Tchernobyl, l'organisation du travail, tout cela n'existe pas. On se demande si l'on descend des premiers hommes ou des hommes nouveaux. Pour cela, on doit connaître son groupe sanguin. Et de là, savoir si l'on peut boire du lait ou de préférence le remplacer par du fromage de chèvre.

Pendant ce temps, la guerre s'étend. Pendant ce temps, certains nous peaufinent des contrats première embauche ou des contrats nouvelle embauche. Il n'y a plus de problème politique, il n'y a plus de rapports de classes. C'est un problème de personnes : harcèlement au travail, dépression, que sais-je ?

 

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Ma détresse est rayée jaune et bleu. Elle me retrouve même dans mes rêves, et quand la mer se retire, elle pose un trait violet sous mes yeux.

Elle me fait des instants aux aguets, mon cœur qui bat ne se rythme qu'à ses pas. Je ne sais pas qui d'elle ou de moi se traîne dans ces jours où passe une saison ; les nuits sont courtes maintenant, et ma chatte, que la nature éveille, prend des poses de lionne.

Ma détresse, vigoureuse et vivace, me tire dans des recoins noirs où, comme si l'on était toujours en hiver, comme si j'avais noué fort autour de mon cou un foulard, elle serre ma gorge blanche. Elle m'habille de coton gris, et les chansons d'amour ne parlent que de regrets.

Je n'ai jamais su apprivoiser ma détresse. À chaque fois qu'elle revient, elle me surprend par sa jeunesse. Sa fougue envers moi a la rapidité de l'éclair. Moi, pauvre tonnerre, ça tonne mais le bruit ne sort pas. Le signal de SOS, ce sont mes larmes qui le lancent, en coulant sur mes joues creuses. Alors les autres personnes, autour de moi, s'affolent, et me donnent des cachets roses. Mais souvent il faut plus que cela pour battre ma détresse. J'ai beau changer d'adresse, toujours elle a su me retrouver.

 

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La première fois que j'entendis le souffle, c'était le soir très tard. Ce n'était donc pas des travaux à l'extérieur, ce n'était pas le frigo, ça semblait sortir de la télé. Je constatai ce nouveau bruit dans la maison et allai me coucher.

Le lendemain matin, pensive, revivant mes rêves nocturnes, en buvant mon premier café dans la cuisine, je ne sais ce qui me rendit attentive, mais j'entendis le râle. Il était entrecoupé de silences, et reprenait. Je m'approchai de la télé, je me mis près des haut-parleurs. Silence. Je me rassis à la table et le râle reprit. Le bruit pénétrait tous mes pores. C'est alors que je sentis combien l'âme artificielle m'énervait. Le frigo ronronnait avec de jolis aigus. Puis tout se tut, télé, frigo. Silence complet.

Ce silence me faisait du bien. Je le savourais tout en sentant mes muscles tendus, mes nerfs à vifs : je n'arrivais plus à me calmer. Je maudis le cri de l'âme artificielle.

 

*

 

Quand descendait le soir, je me suis tue. J'ai éteint la radio et me suis mise à regarder le ciel nuageux. Le branchage des frênes bougeait légèrement, dessous l'herbe folle était déjà presque jaune. La nuit descendait lentement, avec moi tout se taisait, et je me sentis au repos. Quand je commençai à ne plus rien voir, je fermai les volets avec regret.

 

 

 

 

 

 


 

© Février-mars 2006, Francine Laugier
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