Site de Francine Laugier

J'ai berçé le temps,
j'ai brisé l'espace

 

 

Envie de sortir en pleine nuit. Me retrouver dans un bal costumé. Confucius qui joue avec la rosée du soir, un éventail étoilé de gouttelettes arc en ciel. Des rencontres nouvelles ouvrent des chemins, si loin la méfiance et l'échelle des valeurs. Je m'engage, c'est une chose que je ne connaissais pas. On invente de nouveaux mots, pourtant l'histoire, la grande — pas celle de la langue — est là et, maintenant présente, toute tournée vers le futur.

« Quidam » me vient à l'esprit. « Un certain individu » dit le dictionnaire. Pourquoi perdre le fil ? Le bal costumé, le présent qui contient le passé, s'engager : le présent et le futur.

Ce jour-là je m'étais engagée dans la rencontre. C'était l'été ou un jour printanier. L'attrait du possible. Puis j'ai trop voulu être de suite ailleurs, spectaculairement plus loin, je ne sais pas dire mieux. La rencontre s'est stérilisée. A foiré. Comment être une personne sans cesser d'être avec l'autre à force de vouloir être avec d'autres encore. C'est simple pourtant. C'est en ne perdant pas celui avec qui l'on a à faire.

Ce soir j'avais envie d'aller dans un bal costumé.

 

 

 

Et la lumière fut. Donc la lumière on l'avait en soi, comme dans le Ménon de Platon.

Je ressens plus avec des impressions qu'avec des images. L'odeur de crayons taillés dans la salle d'attente, alors que je regarde une publicité avec des crayons, me ramène à l'enfance. Une personne, je la reconnais à sa démarche, à un ensemble, plus qu'à sa physionomie. L'imagination, elle, me joue des tours, me trompe. Tous les sens aux aguets, je ne suis pas loin de l'action. Qu'importe alors si la table est rase, puisque je sais encore mettre un couvert.

C'est ma paresse qui trahit mon être ; jusqu'à ce que de paresseuse je devienne peureuse. Et alors là c'est foutu, en plus de ma souffrance je me retrouve enfermée dans ma coquille. Dans ce coin reculé je n'apprends rien, je n'entends que mon cœur battre.

 

 

 

J'ai touché la nuit, c'est pour cela qu'elle m'a enveloppée paisiblement. Les canisses, les tables où l'on consomme, tout est serein.

 

 

 

Dans ma haute petite lucarne, je vois un ciel très bleu. D'un mélange de bleu turquoise et de bleu céruléum. Contente qu'il fasse beau, je me mets à chanter : « Bleu, bleu, bleu, le ciel de Provence ». Je veux en voir plus, je veux voir ce que donne ce bleu grandeur nature, car il a quelque chose de faux, ce ciel bleu. J'ai entrouvert les volets, et que vois-je ? Il fait nuageux, le ciel est plus blanc. Un oiseau chante depuis mon éveil : ce n'est ni une mouette ni un pigeon, je ne sais pas ce qu'il est mais il m'a fait voir le ciel bleu à travers la lucarne. D'habitude, il n'y a que les mouettes qui poussent leur cri par temps gris. Parfois leurs cris répétés ressemblent à des miaulements de chats. Nous nageons dans le temps. L'air est peut-être une sorte d'eau. C'est déjà de l'oxygène. Il y a les nuages sur nos têtes, et quand le ciel est tout bleu, qu'est-ce ? Une mer calme.

 

 

 

Le monde, on pense à la terre. Alors que le monde, le monde, ce sont les étoiles aussi.

 

 

 

J'ai entendu le premier cri de la mouette ce matin. Ce matin aussi, Flaques de verre de Reverdi, je relis un tout autre livre. J'ai pu entendre la fille de la voisine descendre l'escalier, puis j'ai vu Guy, le Lyonnais, promener son chien en robe de chambre grenat. Le temps est à la pluie, pourtant l'air n'est pas humide. Petite Mitsounette est sur sa cabane, dans le jardin, parmi les fleurs jaunes. À qui vont ses rêves ? À ses maîtres ? Ou bien ses pensées suivent-elles les oiseaux dans leur vol ? Les animaux partagent parfois leurs bonheurs, si abandonnés à eux-mêmes. Les collines bleutées qui entourent Marseille, aux mille parfums. C'est moi qui passe. C'est moi passante, qui suis sur la tranche de la médaille. Combien de fois je suis tombé du côté de l'horreur-merveille. Si peu de fois sur le merveilleux.

 

 

 

Il fait si bon sur la terrasse du bar. Est-ce cela être un ange, voir la lumière ? Grand-mères, grand-mères prisonnières, m'écriai-je un jour en regardant mon ampoule briller. Et ça me rassurait de savoir ce qu'étaient devenues nos grand-mères après leur mort. Bien plus tard, j'ai pensé que tout dans la vie, tout était électricité. Puis l'électricité m'est apparue quelque chose d'obscur à comprendre. On a découvert l'électricité en voyant des grenouilles bouger alors qu'elles étaient mortes. Mais comment, comment l'a-t-on domptée ? Watt, Ampère. On a mesuré, mais quoi ? Qu'est-ce donc que l'électricité ?

On a toujours désobscurci nos nuits.

 

 

 

Pourquoi suis-je d'une humeur ronchonne ? C'est après la sieste, et je t'en veux, sans raison précise. Quel rôle as-tu tenu dans mes rêves oubliés ? Ou alors s'en prend-on au premier qu'on a sous la main ? Je me suis pourtant endormie en pensant à ton baiser posé, effleurant mes lèvres. J'ai peur que ma mauvaise humeur ne me quitte plus de la journée.

 

 

 

Ce sont mes amies qui furent les plus belles de toutes. Déjà les lauriers pour moi. Le demi-dieu qui m'accompagne est pensif. Il ne prête pas attention à mes défauts physiques. Sa petite-nièce, agile comme le jeune guépard, rend belle l'enfance. Et toujours devant les petits, on accomplit le rituel des cadeaux.

C'est Sapho qui murmure dans le soir : amour, amitié, musique. Et les mots qui tressent le poème s'attachent à la nature, et déploient le liant de ce que doit être une vie humaine. Pas encore le lierre pour elle, mais peut-être préférera-t-elle le compas dont l'iris de l'œil sert à tracer le cercle.

 

 

 

Quel temps immuable ! Je m'emmitoufle dedans. Tout est là pour m'accueillir, le chant des oiseaux, la tiédeur du soleil, l'ombre de l'arbuste où j'ai posé mon pastis. Tout est là déjà, et pourtant je vis. Quelle merveille qui s'accomplit, et je suis dedans, comme au premier jour, contemplative. Rien n'est gratuit, tout vit. Et Salerne, le chat roux, allongé à mes pieds. Pas de bouliste aujourd'hui dans la cour, les pensées fleurissent au bord des rondins de bois. Le petit lavabo a été enlevé, un seau recueille l'eau. Dans le cendrier des cartouches de stylo et des mégots noyés dans l'eau de pluie de la veille. Les toilettes sont sales, depuis qu'il n'y a plus les jeunes gens qui viennent du lycée ; on ne les ferme plus avec le cadenas. Le torchon pour les mains pend sur l'échelle. Premier mercredi du mois, les sirènes des écoles sonnent pour dire qu'il n'y a pas de guerre. Pourtant j'aimerais bien mourir là, ce mois de mai, tellement éros et tanathos sont les deux faces de la même médaille.

 

 

 

Comme je me perds dans l'espace, et comme j'aime. C'est comme nager, me dit Jean-Pierre, on se laisse flotter. Chaises abandonnées, dans la cour, chaleur torride. L'oisillon paraît si tendre à manger. Il m'a volé mon silence, le coucou. L'épreuve, les sens aux aguets, je m'endurcis. La maladie m'avait pris le dense. Elle parlait, et moi : que dire, que dire ? L'âme universelle j'étais, rêve à l'orée du sommeil. Les éclats de lumière scintillent sur les feuilles, et moi je suis éveillée. Je lisais, j'ai fermé le livre, et j'ai regardé autour de moi.

 

 

 

Je fus complètement oubliée. Je n'attribuais la faute à personne, je n'avais jamais très bien su ce que je voulais. Les mouvements de mon âme étaient denses, je passais les saisons avec difficulté, et je me mis à détester les heures chaudes de l'été. Je ne pensais plus à fuir, la peur de la peur me laissait parfois tranquille. Quand elle ne me tiraillait pas, me faisait savourer une oisiveté d'artiste. Souvent je parlais aux objets, et le vent répondait à mes questionnements.

J'avais vu les pierres centenaires suintant leur malheur de pierres, j'entendais le bois des meubles craquer de tout leur poids de vivants, j'avais craint la mort. Aujourd'hui que les fleurs se fanent, je sais que peut-être il y a une fin, aujourd'hui j'apprends la consolation, et en de courts instants, je m'éparpillerais sans regret, au parc, dans une journée printanière.

 

 

 

Et mes sœurs, et mes frères m'oublièrent. C'était un temps où je me rendais tous les matins au bar du Terrail. Et si ce n'était toi, qui est-ce qui m'aurait parlé ? Il n'y avait rien à dire, et ce rien, j'en faisais un festin. J'apprenais tous les jours à être mortelle, et ce froid si vigoureux qu'il m'engourdissait.

J'allais tous les matins au bar du Terrail, au Roucas Blanc, à Marseille. Mais que dit ton allure vive dans l'ombre que font les roches de la carrière ? Ce nom, Chemin du Bois Sacré, ramène au culte grec qu'on y célébrait il y a des siècles, de la jeune vierge Arthémis.

Tu songes au sommeil du vieil olivier, et ce silence de la terre fait écho aux caractères noirs que tu traces sur ton cahier. Silence, les oiseaux migrateurs sont allés de l'autre côté de la Méditerranée.

Silence : ce soir tu t'endormiras tôt, loin du monde, seule, dans ton pyjama à fleurs jaunes.

 

 

 

Jeanne est une vieille dame que je vois une fois par semaine. Mon ami lui donne des cours d'informatique. Chez elle, une invraisemblable quantité de chouettes de pierre. Elle me sert la tisane de réglisse et d'anis vert avec une ancienne louche en fonte de sa grand-mère. Quand je suis arrivée aujourd'hui chez elle, j'ai cru sentir une odeur de cire, c'était en réalité un bâtonnet d'encens qui brûlait, acheté au marché des Capucins. Assise ou debout, elle se tient toujours le dos bien droit. C'est avec des essences de fleurs et du thé vert qu'elle soigne ses maux. Sa maison est claire comme l'est son caractère. Dans des assiettes, elle fait de petits jardins japonais, avec de la mousse, des gravillons, des pierres, des fleurs et des brindilles.

 

 

 

Dans la cour, sous le platane, l'ombre, quel apaisement ! Mais quand reviendront les boulistes, je serai obligée de rester sous la chaleur de la véranda. Comme ils sont beaux les martinets, plus effilés que les hirondelles.

Midi sonne déjà au clocher. Je ne sais encore si je rendrai visite à ma mère cet été.

Quand je vois Moussia, le jeune chien préféré du patron de la buvette, être obligé de rester aux pieds, j'envie le vieux chien Pataud qui se promène seul dans tout le quartier.

Je le croise parfois sur la pelouse du jardin public, ne se laissant plus caresser comme au bar, ne répondant pas à l'appel de son nom, paraissant ne plus reconnaître personne.

Même avec Dieu les croyants sont aux pieds. La solution pour Caïn ce n'est pas de tuer Abel, c'est de trouver la liberté.

 

 

 

Le retraité qui descend les escaliers qui mènent à la cour, ne croit plus en ses gestes, ne croit plus en son pas. Il est si hésitant qu'on a tendance à l'aider. Car il s'agit bien là de croyance : croyance en son équilibre, croyance en sa force. Bien sûr, s'il tombe, il ne se ramassera plus comme un jeune enfant. Alors le doute s'est installé en lui. Et il se met à être tâtonnant comme un bébé qui fait ses premiers pas.

Que ma beauté s'évanouisse, mais surtout, que ma vivacité ne m'abandonne jamais.

 

 

 

Je sais ce regard de désir qui se porte sur moi pour remuer mes viscères, et tes bras qui peuvent m'enlacer, tes mains qui peuvent essuyer mon visage. Toi, tu ne seras jamais un autre. Tu es mon unique, et sur toi mon émotion se déploie en d'ineffaçables promenades. J'ai goût à notre tête-à-tête où je songe, en de doux après-midi, à la naissance du jour.

 

 

 

Me voici à l'âge où l'on récolte : presque rien à mettre au grenier, et la cave est condamnée.

On peut tirer le fil des ans, et constater que je suis restée fidèle à mes pensées, en étant peu suivie.

Je ne recommencerai pas, il fut un temps où je ne voyais pas la sortie. Aujourd'hui, paisible, mon espoir tient en grande part à ce qu'il y a une fin. Être immortel doit être terrifiant.

 

 

 

Le printemps est parti, voici l'été. Je m'endors sous la chaleur torride. Monique m'écrit « Chez nous les frelons sont arrivés. Aie ! Ça pique ! » Par ces nuits chaudes, seules les cigales m'accompagnent.

Je suis allée le voir, je me suis voulue une roche. C'est stupide : un roc qui tremble ! J'ai beau me dire que si l'on ne me fait pas de mal, ça me suffit. Pourtant, j'en demande plus. Je demande à être aimée.

 

 


 

© Juin 2005, Francine Laugier
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