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Francine Laugier

 

DOMINIQUE ET ANDRÉA

 

 

 

Comment raconter Dominique et Andréa ? Andréa s'appuyait sur les poignets d'amour de Dominique. Dominique était un homme qui avait des hanches.

Comment est mon Andréa ? Andréa joue du piano, écrit des livres de science-fiction. Tout sourit à Andréa.

Ils se sont rencontrés à Paris. Andréa suivait des yeux les hanches de Dominique. Il prenait déjà appui dans le corps de Dominique.

Dominique était la nuit et le jour. Andréa n'était que le jour. La clarté d'Andréa obscurcissait le jour de Dominique. Andréa n'était que viril, sa parole envers Dominique était féminine.

Si Dominique avait été une femme, il aurait été une femme lourde, aux accouchements laborieux. Une femme lourde et forte pourtant. D'une force nocturne, déçue par son amant. Sortant de la nuit des temps, couvant ses nombreux bambins, avec une plainte dans le corps qui s'enfuit sur les êtres et les choses. Une femme que fuit le mouvement des femmes. Andréa, lui, tout au contraire, aurait été une femme moderne. Une femme active. Une femme se voulant tout et qui, par cela, manque de caractère. Andréa était un homme rigoureux, combatif et assez solitaire. Il savait être très social mais échappait aux autres. Dominique, lui, ne savait être que sociable. La part sauvage que lui offrait Andréa, le déhanchait chaque jour un peu plus.

 

 

Ils marchaient à grands pas. Ils traçaient dans la foule. Andréa souple et rigide à la fois. Ils allaient, et Dominique, le cou enveloppé dans un foulard marron et rouge, pensait à la multitude. C'est dans une foule semblable qu'il avait rencontré Andréa. À côté d'Andréa il avançait éveillé, écoutant les mouettes qui planaient, comme poussées par le vent, au dessus d'eux.

En quoi le désir reste le désir quel que soit le sexe ?

Les arbres étaient dénudés, un pigeon posé sur la tête de la statue, à l'entrée du parc. Andréa et Dominique, côte à côte, pressaient le pas. Arrivés au boulevard de la Corderie, ils s'arrêtèrent au Bar Marseillais. Le ciel d'une lumière crue atténuait les couleurs. Les jaunes des façades étaient mats, le vert des branchages s'étouffait, et le bleu ne reflétait rien. Une luminosité blanche enveloppait la ville. Dominique dit à Andréa « ce n'est pas une journée à prendre des photos ».

 

 

Andréa, la mer au loin et dans tes yeux la vague, l'écume sur ta bouche que je lave. Si étranger qu'il faut que je t'apprivoise. Ton corps svelte, ta longue chevelure blonde, et ta main qui se dresse à hauteur de mon front. Andréa, de lourd velours, ton membre viril qui se dresse. Et ton fantasme tombe et rebondit sur mes hanches d'homme.

 

 

Pour Andréa la représentation du monde est l'essentiel du désir. Ce qui lui fait peur dans la mort est qu'une lampe s'éteigne.

Andréa parle du Jazz comme il pourrait dépeindre une bretelle d'autoroute la nuit.

 

 

Tu es cet opéra italien joué dans une cafétéria de grande surface. Tu es ce cri ultime posé dans l'encoignure des lèvres d'Andréa.

 

 

Je t'aime Dominique pour ces murs sculptés, si hauts, que tu as dressés. Où avec toi, en rêve, je me suis promené, pieds nus dans le canal, dans une lumière dorée. Tu étais libre et léger alors de circuler, tu sentais familier ce lieu où, sur des parois gigantesques, des mains d'hommes gravaient la pierre.

 

 

Andréa, tu es le destin d'un conte, quelque chose à saisir. Tu es les pages écrites d'un cahier que le mistral soulève, tu es le regard dans la glace ovale du bistrot.

 

Dominique se savait aimé pour ses hanches.

 

 

Traquer mon âme. Et Dominique et Andréa ? Dominique a des états d'âme. Il materne Andréa. Dominique est nostalgique. Il glisse et s'enfonce dans la surface. Glisser c'est la féminité virile. S'enfoncer, c'est la virilité féminine. Glisser, être celui qui prend et qui est pris. Glisser sur les êtres parce qu'ils sont profonds, parce que l'on sent leur profondeur nous échapper. Glisser et vouloir attraper cette profondeur. Dominique glisse, il veut attraper Andréa. Il veut glisser et s'enfoncer dans sa profondeur. Atteindre le fond de l'oeil d'Andréa. Et le phallus d'Andréa se lève. Dominique a atteint la profondeur d'Andréa. Dominique jouit de cela. Il se sent à son tour atteint. Il caresse Andréa.

Andréa aime Dominique, mais il laisse une distance. Cette distance qu'il y a entre prendre et donner. Entre saisir et être saisi. Entre regarder et être regardé. Cette distance entre l'eau de pluie et la terre aride. Andréa est insaisissable. Andréa il faut toujours le saisir. Andréa, il faut le nommer quand on est dans la plus grande intimité. Pourtant Andréa appelle Dominique. Ne pas s'y tromper, c'est pour mieux être nommé.

Dominique a mal d'Andréa. Andréa n'a pas mal de Dominique. Andréa est tonique et n'a jamais conscience de ce qu'il donne. Il partage. Andréa ni ne donne, ni ne se donne de l'importance. Dominique et Andréa sont combatifs. Mais chez Andréa, ça glisse, alors que chez Dominique ça butte.

Dominique découvre toujours Andréa. Andréa sait Dominique. Il sait ses gestes pressants et agiles. Il sait son amour.

Andréa se sentit aimé. Il aima à son tour.

 

 

Je n'ai rien à dire. Encore moins de Dominique et Andréa. J'aimerais noter des sensations qui m'ont soulevée. C'est par fidélité à ces sensations que je veux parler de Dominique et d'Andréa. Ces doigts qui se cherchent sur la nappe posée. Des voix lointaines, plutôt un regard que soutient un autre regard, et cette indifférence au bien et au mal.

Le désir transperce le ventre, et c'est au battement de son coeur que l'on sait si l'aimé s'approche ou s'éloigne.

 

 

Fuir. Dominique aimerait bien, mais il ne sait plus fuir. Manque d'agressivité. Il attend mollement que la discussion s'épuise. Il se repose sur ses hanches en fumant du tabac blond.

Il y a ce que l'on dit et ce que l'on fait. Pourtant Dominique aime à être transporté, il aime son être qui s'engage totalement. Il sait, pour les aimer, combien les romantiques allemands étaient dans cette problématique. Quand quelqu'un, autour de la table, dit qu'il n'y a que les Surréalistes qui soient arrivés à dépasser le rationalisme en n'étant pas irrationnels, Dominique approuve tout en se sentant un peu dépassé, pris au dépourvu, livré à lui-même sans l'aide d'aucune idée. Il trouve qu'il y a beaucoup de pacotille dans le Surréalisme, il trouve que le beau peut être une recherche. Dominique se sent seul tout à coup, seul et lointain.

 

 

Sur le Mac, j'ai saisi le début de Dominique et d'Andréa.

Me voici comme parole donnée. Voir, contemplative, un événement heureux. Déjà voir le printemps avec des fleurs jaunes, et d'autres blanches, parsemées dans la colline. Déjà la promesse s'évanouit. Prolonger, d'un fragment, les pages à suivre. Là-bas les murmures se raréfient, s'éloignent les silhouettes de Dominique et Andréa. Et sur le tableau blanc de la cuisine est écrit « rendez-vous à deux heures, au bar. Je taime ». Ainsi le temps s'allonge avec l'espace, à moins qu'un va et vient incessant ne délimite nos pas.

Déjà Dominique se surprend à regarder l'heure, et compte les minutes qui le séparent d'Andréa. Temps gris et humide. Sur le banc en fer reste le ticket du ciné. Andréa remet sa veste et se dirige vers Saint Victor. Ainsi les rues montent et descendent. Ainsi l'heure s'approche. À moins que ce ne soit cette énergie folle, qui nous pousse à nous aimer. Et si ni toi, ni moi, l'on ne s'étonne plus de nos bouches qui se collent l'une à l'autre, ce n'est pas par la simple connaissance, mais plus par attention. À moins qu'un jour tu n'oublies de poser ta main dans la mienne. Et alors il n'y aura plus envol, ni chute. Je sais qu'il te faudra recommencer. Que tu sois à nouveau attiré par moi ou par un autre. À moins que ton air se raréfie, et fane tout autour de toi.

Dominique, de sa table, fait un signe de la main à Andréa qui s'approche. Le soleil ressort un peu. Ils restent emmitouflés sur la terrasse.

 

 

Dominique sait l'attente. Plein d'espoir, dans cette attente il ne fait rien. Il ne fait rien jusqu'à ce que la mort le rejette dans une révolte. Il est contre. Il est obstinément contre. Maintenant il faudrait que quelque chose se taise pour qu'il puisse donner à nouveau un peu de temps aux autres.

 

 

C'est le matin, dans le bol d'eau de la chatte une fourmi se noie. Andréa la voit et la sauve.

 

 

Andréa, ton sourire d'Hermès, qui jaillit et éclaire ton visage. Andréa sans toi la barque dérive, sans toi je ne saurai pas nommer les chiffres de l'infernal triangle. Cet évident hasard que sont les trois points tracés sur le bras, où l'amour saute, où le cou est le lien entre le visage et le corps, quand tombe sur nous le voile de la fraîcheur, et qu'encore indécis nos gestes se cherchent. Quand je sais qu'ont tremblé nos voix, et que l'écho doucement nous revient. Fermés au monde et pourtant notre horizon dressé, apaisés comme deux anges qui descendent sur terre, nous reconnaissons les notes de notre langue.

 

 

J'ai oublié la ville. Encore flâner, porter ses pas jusqu'à la bibliothèque. J'ai oublié le rendez-vous dans la ville. J'ai tout oublié du passé. Il me reste à déposer ma valise. Oh, je sais que je chercherai sur le bottin le numéro de Dominique et d'Andréa.

J'ai fui la famille. J'ai fui. J'ai rencontré le regard de Christian, il a aimé mon sourire. J'ai tout oublié. Tout. J'ai oublié les amis de Christian ; Dominique et Andréa.

J'ai peur d'avancer encore et de découvrir ma mort sur le ticket poinçonné. J'ai peur. Je redécouvre la ville avec l'odeur forte de ses algues pourries. Christian n'est plu. J'ai tout oublié.

 

 

Qu'est-ce que j'ai su de son cri ? Aussi vigoureux dans son désespoir que ses pas sur le sable fin. Mais mes divagations reprennent. Heureusement j'ai trouvé un lieu sûr dans la ville. Combien s'est éloigné le voile opaque de ses amours. Le temps résonne sourdement, la mort quand je la frôle maintenant n'est plus vive, mais toute lourde de mon poids et du temps passé, la mort à quitté ses habits de jeune fille.

Le désir s'étouffe, et prisonnière de ma chambre je sais que peut-être il ne m'apparaîtra plus jamais aussi tendu et frêle qu'une branche de cerisier au mois de février.

 

 

Dominique, je t'aime. Tu es le lieu où mon corps s'anime. Tu es cette terre où m'abreuvent tes paroles. Tu es cette mort où je renais chaque fois. Tu es ce temps où montent nos cris. Et quand sculpte ta main mon corps, s'évanouissent la ville et ses parcs sombres.

 

 

Dominique, je ne sais ce que tu cherches. Je m'offre à toi entier, le bien et le mal mêlés. Dominique, ta quête, ta main tendue, m'élèvent au rang des rois.

 

 

Andréa, je t'espère toujours ainsi : offert à nous dans la nuit chaude. Le temps n'a pas encore marqué ton front. Rappelle-toi quand les souvenirs les plus lointains sont l'année dernière. L'année dernière en seconde, l'année dernière en fac, l'année dernière en vacances. Combien le nombre d'années est plus épais avec l'âge. Il y a dix ans, déjà ! Quand j'étais en fac, et oui, ce n'est plus l'année dernière, le temps s'est épaissi, devenant une époque. À l'époque, je faisais ci, je pensais ça. L'éternité est derrière nous ; quand on comptait en semaines, en mois, et, au plus loin, en années. On est au temps des projets.

 

 

Dominique, quand nous agissions comme si nous étions éternels, un garçon avait tes yeux.

Je ne sais plus lequel des deux a taillé le masque en bois posé sur l'étagère de la bibliothèque, dans le hall rose. Je ne sais plus lequel des deux épouse la forme du corps de l'autre. Dominique, si tu désires l'offrande parsemée, accours derrière la loi qu'impose ton regard. Tu descendras, écartant l'hiver, et tu sombreras : dormir à l'aube.

 

 

Tu aimerais frôler la nuit mais à chaque fois elle t'enveloppe et s'évanouit avant que ta promesse ne se réalise. Frôler la nuit, comme frôle le chat les meubles dans la maison. Mais à chaque fois elle s'évanouit avant sa promesse, à chaque fois elle t'enveloppe.

 

 

 

 

Francine Laugier
Juillet 2002




© 2004, Francine Laugier
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