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L'Élue

 

 

 

Tu aimerais faire surgir le verbe ; quand dire c'est faire. Traîner, flâner, se balader : la feuille de platane est tombée dans ta chambre, l'oiseau chantait.

Tes excès, tellement tu rencontres le dilemme, tes excès laissent l'amertume.

Ta mère t'acheta quand tu étais petite fille, des chaussures de garçon. Tu pleurais, tu ne voulais pas douter de ton sexe. Têtue, ta mère t'acheta des chaussures de garçon.

Pour bien d'autres raisons encore tu laisses tomber les minutes dans l'oubli. Si tu te racontes encore des légendes, c'est pour être l'élue d'un conte, où les pelouses, à perte de vue sont tendres à dévaler ; où dans la fête, légère, tu frôles les inconnus. Quand tu t'éveilles doucement, tu sais que c'est un nouveau départ, et l'être aimé, tu le chéris.

 

*

 

À la cafétéria, le bol en terre cuite un peu ébréché, où l'on me sert du lait, me bouleverse. Comme tout à l'heure sur l'esplanade du temple, les volutes de fumée, quand je me demandais ce qu'avait bien pu devenir l'ami rencontré il y a vingt-trois ans.

Un oiseau dans ma gorge, un mot sur ma langue, et dans mes mains le sens.

Je n'ai pas dit mon dernier appel, ni achevé le dernier rituel.

La ville entoure ma maison, et cette mer de toits, aux tuiles rouges, voici que je me perds dans la foule. Dense, danse, dense, je vole à mon rendez-vous.

 

*

 

Tous les magasins étaient en deuil de la mode de l'année deux mille trois. En vitrine, c'était déjà les vêtements d'hiver. Les robes étaient toutes de ton pastel, datant des années dix neuf cent cinquante. Je me demandais ce qui se passait dans la ville pour exposer des vêtements que personne ne semblait porter, et j'étais persuadée que personne ne voulait en acheter, tellement ils paraissaient en décalage, sortis d'un autre âge. Je pensai à la jeunesse de ma mère. Même les vêtements d'homme étaient démodés. J'eus peur que le temps ne s'arrête. Je me dirigeai vers un magasin de maillots de bain, en me disant qu'en août je trouverais peut-être des soldes. En effet, de magnifiques maillots m'attendaient dans leurs bacs.

Quand l'hiver fut là, je n'ai rencontré dans la ville aucun homme, ni aucune femme, portant les vêtements que j'avais pu voir dans les galeries du Centre Bourse. Mais alors, j'étais bien dans mon esprit, et je n'avais plus besoin d'être rassurée.

 

*

 

Tous mes pleurs glacés, toutes mes rouges émotions, je veux les faire remonter à la surface pour comprendre. Je dois aller là où m'attend l'oursin blanc. L'éveil est toujours au tournant, quand je ne sais pas trop où ça me mène. Quand il y a un pourquoi, il y a toujours une réponse plus juste que les autres.

Vois, comment la lune blanche absorbe tes visions. Vois, comment le soleil monte peu à peu, comment tout repose en paix, le soir, à son coucher. L'horizon n'est qu'à moi, et dame en ce monde, les éléments me disent la saison. Je connais les fleurs médicinales et le moment où il faut couper les herbes et les cheveux qui poussent. Au bar, le fond de mon âme, comme on dit le fond de l'air, est nostalgique : ce n'est pas plus explicable.

 

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Les alcooliques me sont devenus sympathiques. La vie qui s'use, la dépendance. À deux, être prêts à toutes les feintes pour boire. Se sentir légèrement saoul, la brume qui envahit, se sentir alors prêt à tout. Prêt à toutes les confidences, prêt à toutes les actions, en restant assis à sa table, un verre à la main. Boire et parler, parler. Jouer son destin sur une table de bar. Les rêves, les rêves jamais réalisés qui surgissent, les prononcer : y croire encore. Croire que la vie est un amas de possibles : ils arrivent, ils submergent comme des vagues. Le vin donne du courage. Tout est encore possible : les grandes aventures, les grandes décisions. Même quand la bouche est pâteuse, on parle encore. Même quand on tient tout juste debout, on veut y croire encore.

Les fumeurs, eux, sont comme les chats : ils sont d'une dépendance individuelle. Ils restent à lire le journal, à écrire. Ils ne craignent ni la solitude, ni l'anonymat, ni la froideur des bars. La chaleur, ils la trouvent dans leurs volutes de fumée. Qu'on leur fiche la paix, ils savent s'occuper seuls. Bien qu'eux aussi, parfois, ils refont le monde en buvant un café.

 

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Elle aime le bleu, cette femme. Cela fait plusieurs fois que je la croise à Saint-Victor. A-t-elle les yeux bleus ? Oui.

 

*

 

Je faisais venir le rêve : les yeux fermés, je forçais les images à s'imprimer. Je me racontais des histoires que j'aimais bien, je m'imaginais tout autre. J'inventais des personnages. J'inventais, dans l'amour, la jalousie des privilégiés. Et cela renforçait l'attention du désir. Je rêvais, dans une journée, au moins autant qu'un chat. L'émotion me recouvrait, la pensée aiguisait mes mots. Aujourd'hui, tranquille, je me penche sur ces moments qui m'ont donné l'expérience du possible.

 

*

 

J'irai chercher conseil auprès de la vieille raison : car les marguerites, je les ai toutes effeuillées. Le jour, la nuit, à guetter le moindre signe. Tout s'était tu, jusqu'à la brise. J'en appelais au verbe, au substantif désir. Et voici que parmi les plis du réel, je n'étais plus l'élue.

 

 

 

 

 

 


 

© Mai 2006, Francine Laugier
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