Site de Francine Laugier


Couverture

La Belle Inutile Éditions
84 pages, 14.81 cm x 20.99 cm,
11,90 Euros
Automne 2009

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Illustrations

de Jean-Pierre Depetris :
Couverture



Francine Laugier

 

 

IMAGES DU MONDE

FLOTTANT

 

 

 

 

 

 

 

 

[... A l'origine, le « monde flottant » était un terme bouddhiste désignant le monde éphémère de la vie de tous les jours, mais en langage japonais, cela devint une allusion au monde des plaisirs sensuels, en particulier celui des personnalités de la vie publique : acteurs, lutteurs de sumo et courtisanes. La montée de ce genre nouveau coïncida avec la révolution due à l'impression et à toutes ses techniques. Initialement, les estampes étaient reproduites en noir et parfois colorées à la main.]

 

 

 

I

 

 

 

Cet instant là, précis

 

 

 

 

 

Je m'aperçois n'avoir aucune écoute. Pourtant il m'avait semblé comprendre ce que vous me disiez à ce moment là précis.

Où, justement, je vous disais que ce n'était pas exactement ce que je voulais vous dire.

De toute façon, ce que j'ai cru comprendre, quand vous parliez, reposait sur ce quiproquo : « je n'ai pas dit cela ». Juste après que vous ayez parlé de cérébralité.

 

Bref! c'est bien cela qui est terrible parfois : ce vague. Pas vraiment une incertitude. Non.

Je sens à ce moment là — la compréhension s'y prête, toute là à jaillir, un peu comme un rêve, qui voudrait me dire quelque chose. Et cette première impression, en se réveillant, d'avoir compris quelque chose de précieux pour soi.

 

Cette précision, quand on veut la dire, ou l'écrire : plus rien. « je le sentais intellectuellement ». Et puis : pof! Plus rien à raconter.

Ce n'est pas la même chose d'écrire. Là, il y a précision. Bien obligé. Malgré soi. Presque rien à redire. Il y a sens.

Mais parler c'est bien autre chose.

Quel quiproquo peut se glisser! quel fouillis... Non. L'écriture est autre chose.

 

 

 

Un air à la radio m'interrompt. Au dos d'une carte postale, c'est à une amie maintenant que j'adresse ces mots :

 

 

 

Ici les volets sont croisés. Sur la place un groupe d'adolescents répète du rap.

J'ai transporté les pots de fleurs sur le rebord de la fenêtre nord. De là, je t'écris ce courrier. Un courant d'air soulève le rideau.

Dans la rue, sur l'escalier de pierres, un chat s'étire.

Tu me dis : « Marseille, l'été, c'est aussi un peu les vacances ». Les stores baissés des magasins. Les bus circulent vite.

J'ai repeint la cuisine. On sent encore la peinture.

Reste aussi le ciné.

Ce soir, l'étoile filante, sur le perron. Je fais un vœu.

 

 

Puis, dans la marge de mon carnet :

 

 

Je ne travaille pas. Je hais le temps.

Ça y est cependant : plus la peine de me perdre puisque c'est déjà fait.

Travailler c'est mourir un peu...

La place avec sa fontaine ressemble à une place de village.

Je glisse. Je le sais. Sans drame je glisse.

Et il est là le drame, plus que jamais il est là.

L'abribus avec ses vitres — transparence. Mes mains serrent le banc sans dossier, sans support — simple planche de plastique à la dérive.

Nous ne sommes rien. Nous passons simplement. Et si ce n'est pas éternel c'est pire encore.

 

 

 

Insatisfaite, je prends une autre page :

 

 

Fugue...

 

 

Je laissai mon amant

dans la ville je circulais

je le laissai

je rencontrai une amie

son regard

je visitai sa maison

je circulais

je lui disais l'ovale de sa chevelure

combien j'étais heureuse

je rencontrai

des escaliers

la chambre

une crypte

je visitai

je troublai ses yeux

les mots qu'elle cherchait

je lui disais

sur la colline des dômes embués

qu'elle cherchait

je me trouvais encore dans la ville

je me trouvais

en compagnie de voyageurs

dans une lumière dorée

nous marchions

nous marchions

il y avait un canal bordant une avenue

il y avait

aussi de grands immeubles

des hommes les pieds dans l'eau

il y avait

disparus le rêve

le goût d'algues vertes

disparus

sur le pas de la porte mon amant fredonnait

sur le pas

je le rejoignais dans la fraîcheur du petit matin

je le rejoignais.

 


Etendue sur la banquette, je continue mon courrier :

 

 

Dans ta ville aux trois rivières tu me dis t'être endormie.

Ici, dans un demi-sommeil, une poupée, la tête dans la terre, pousse des cris. Un grillage rouge défile. C'est l'éveil.

« Ma cuisine intérieure » ? Mais ma cuisine, la vraie, la pièce, celle où ensemble on a pris le café, avec ses rideaux à carreaux, est repeinte de neuf.

Et toi, dans ta ville aux trois rivières, tu me dis t'y être endormie.

Ton retour. Repeinte, ma cuisine ; à travers les rideaux à carreaux passe la fraîcheur.

Ensemble, si tu le veux, nous y reprendrons le café.

 

 

 

J'ouvre en grand. Sors sur le balcon.

Vois la nuit.

Je me souviens de l'époque où je n'étais pas sûre que le soleil se lèverait encore. Il m'avait dit : « La science sert à cela, à savoir que le soleil se lève tous les matins. »

« Fugue... », je barrerai ce titre, trop incomplet.

 

 



 

Petite suite aixoise

 

 

 

 

JAS DE BOUFFAN

 

 

Jas de Bouffan

« La bergerie

D'où soufflent des vents »

 

De jeunes filles

Jupes plissées

Se soulèvent

 

Jeunes filles

De leurs mains les retiennent

Rire aux lèvres

 

Lèvres oranges, rouges

De groseille

Se pincent

 

Pinces à cheveux

Pinces à linge

Soufflent des vents

 

Le 5 février

 

 

 

AIX EN PROVENCE

 

 

Centre ville

Façades baroques

De têtes ornées

 

Ruelles fraîches

Sans voiture

Rien n'a changé

 

De rouge et noir

Vêtue, à Aix

Je fais tache

 

Détails excentriques

Petits détails

Des bourgeoises

 

Bijoux, gants, coiffe

Ceinture

Rien ne jure

 

Mes talons glissent

Sur la pierre lisse

Des pavés

 

Et toi avec moi

Tes bottes

D'Artagnan!

 

La foule

Quelques travailleurs passent

Se mélange

 

Aux terrasses des cafés

Jeunesse dorée

Regard sans pudeur

 

Sans voile

Ni lourds secrets

Audace juvénile

 

Tu parles

Tes gros-mots

Comme un Génois

 

Le 14 février

 

 

L'ATELIER DE CÉZANNE

 

 

Portail de bois, chemin de gravier

La grande baie, la pièce

Inondée de jour.

 

Et l'échelle

Haute

Très haute.

 

Un grand chevalet

Deux plus petits

Pots et pinceaux.

Un crucifix, crânes, estampes

Jas de Bouffan, Sainte Victoire

Projets de tableaux.

 

Emue :

Des vêtements pendus

Et sa canne.

 

La chaise longue

Chapeau de paille

Sa toile usée.

 

Frêle écritoire

Lettres amples, mots quotidiens

Aux amis.

 

Meubles cirés

Fleurs, fruits séchés

Partout.

 

De la fenêtre

Accueillant

Le bout de jardin.

 

Je fume une cigarette

Dans le parc. Plongée sur la ville

Face au beffroi.

 

Le 15 février

 

 

II

 

 

La Vague

 

 

Bon temps se fait, et plus encore, quand brise doucement sur la mer.

Et que le vent enchevelle la tête.

Quand claquent drapeaux et bâches au café. La femme laissant là la coupe de glaces pour se couler dans l'eau.

De la vague, haute d'un mètre roule sur les baigneurs.

Submergé, de l'enfant crie pourtant.

Tempassera, ou de la femme et de l'enfant, ne sachant quel des deux le plus heureux.

Lorsqu'ensablé le corps glisse et s'encalme ; bourdonnent les tempes, et la montre posée remet l'heure en ordre.

L'homme s'étire, et s'attire le regard bleuté de la femme. Signe un bonjour dans un large sourire. Confuse la femme souregarde.

Balle-au-bondit le jeu de table, étoquant la mesure.

La femme verre ses yeux de lunettes fumées, tâtonne une cigarette.

Sur le corps, l'eau salée tache blanc. Le soleil battant enrosit la peau. Les dernières nouvelles dépliées du journal.

Prés des rochers le clapotis des vagues berce les allongés que les sortants de l'eau de grands pas entrejambent.

Le ciel enrayé de moutons blancs traîne des ombres vives.

 


 

L'homme à la brasse

 

 

Les roches blanches, la plage et ses bruits. Moi qui reste assise au bar de peur de bouger ou d'avoir froid. L'instinct de paresser. Venir ici tous les matins pour ne pas casser l'habitude. La violenter, cette habitude. Cet instant ou l'on ne sait plus ce qui tangue ; ce voilier, mon corps tremblant. Mer, ton bruit tonitruant me calme. Est-ce bien ainsi qu'une jeune fille te comprend ? Ton haleine bleue, vertes, tes algues pourrissent au bord de l'eau noire. Et l'homme est parti, loin, dans sa brasse. Même plus un point à tes yeux ; au bord l'écume blanche comme rage, assouvit ton calme. L'homme est parti.

Mon ventre est un rocher ; parfois quand la bourrasque souffle, il donne de tous côtés. Avril passe sans que je ne m'en préoccupe. À la buvette : sandwiches, pizza, frites, boissons. Maintenant l'homme lit, la serviette mouillée sur le dos de la chaise. Il lit Dune, le sable n'en est que plus chaud. Peu de monde se penche sur l'eau. Le vent agace l'écoute ; en moi, attentive, le cri de l'ennui.

 


 

Linge d'avril se balance, au vent léger. Du livre tournent les feuilles. Non loin, la radio crache des sons, soleil passe sur la barrière. Désaltère l'eau fraîche du frigo. Perlent les gouttes transparentes du collier. Et les fruits, saveur dans la coupe. Je vois passer, d'un pas vif, un chat. J'aime ce temps doux et frais à la fois. Navigue ma pensée vers toi ; lourd de trésors qui se déchargent.

Le temps avance de son rythme, et déjà un autre moment! Chanson, comme en écho, trouve sa voix. Ticket de bus, poème d'amour, déjà le printemps.

Le chien attentif, il pleut. La montagne, les nuages fondus.

 


 

La jeune femme court après l'homme au sac à dos. La veille on les avait vus dormir sur le sable. D'abord elle s'est mise à courir, mais voyant son effort vain de rattraper l'homme, elle est revenue se mettre sur le parapet. Il ne lui reste qu'un sac en plastique, et un portefeuille qu'elle tient serré dans sa main.

Elle laisse ses longs cheveux tomber sur ses yeux. Toute en elle, elle s'accroupit. Peut-être fait-elle le vide. Elle doit revivre ce qui a fait le moment de leur rupture.

Elle ne doit pas être de la région. On ne sait rien d'eux sinon qu'ils étaient là à dormir la nuit sur cette plage. Dans la matinée elle lisait un gros livre. L'homme allait et venait surveillant leurs affaires, les blousons accrochés. Ils ne nageaient pas, c'est un peu cela qui nous fait dire qu'ils venaient d'ailleurs. Malgré la chaleur la jeune femme porte un gros pull-over sur son jean's. Aujourd'hui encore la brume est descendue sur nous. Je ne parlerai pas à la jeune femme, je sais qu'elle est toute entière dans sa rupture.

 


 

Le rêve était cassé. Je n'avais pas le goût de rassembler les morceaux.

Je continuais à prendre mes matinées pour aller à la plage. L'homme n'était plus là. Dans l'eau fraîche je pouvais voir des bancs de poissons. Quand je m'y attendais le moins un enfant en plongeant m'éclaboussait. Je n'avais aucune difficulté à entrer dans cette eau froide qui réveillait tous mes sens. En nageant l'horizon s'avançait ; je m'appliquais dans mes gestes, je crois bien, pour oublier. Avant de rentrer je m'attardais toujours à regarder la chaîne de montagnes blanches. Je n'avais rien d'autre à attendre, qu'à être dans cette réalité plane, sans aspérité.

Je m'inquiétais un peu de m'entendre soupirer sans raison aucune. Tout était moment de repos, le moindre geste me coûtait. Mes déplacements dans la ville se limitaient à mon quartier et à ce bout de plage au sable fin. J'achetais le journal, la plupart du temps je l'abandonnais sur la table de la buvette. Ce que je pensais m'importait peu.

 


 

Quand

 

 

Sur la roche salée, quand le pied trace des sillons dans le sable, à l'heure où d'autres se mettent à table, l'homme laisse tomber ses convictions.

Étalé sur le sable, le livre encore fermé, les yeux posés sur le ciel bleu dont il ne sait qu'attendre, quand ses mains soupèsent, et s'ouvre l'air pesant qui donne le vertige, en lui tout reste calme.

La voix qui reste accrochée. De la cafétéria, la femme le croit mort, sursaute à cette pensée.

De ses mains fines étale l'huile. De ce corps parfumé aux gestes lents, l'appel prisonnier heurte les dents.

Les mouettes restent loin. Aucun bruit n'accroche l'espace si ample qu'à chaque instant la femme se blottit dans le tissu imprimé.

Le cliquetis de verres entrechoqués réveille la fausse dormeuse comme si l'heure avait sonné. Elle se dirige vers la plage, passe à côté de l'homme. L'eau froide tend ses muscles, dans un dernier effort s'élance vers le large.

Quand la vague continue sa course et que l'on ne sait dire si l'homme est vivant sous la clarté, quand la femme repasse et laisse des traces dans le sable, là, un enfant pleure.

 


 

J'aimerais pouvoir me lever la nuit, pour mettre dans l'insomnie tous mes soucis.

Dans la journée plus d'ennui, ce serait sommeil et fatigue d'une mauvaise nuit. Le jour je me souviendrais des bonnes résolutions prises dans cette veille, ma journée serait remplie de mes meilleures rêveries.

Mais voilà que le réel frappe, et toi tu as du mal à suivre.

Éveillée par le bruit d'une truelle, debout, je vois le jour.

 


 

La berceuse

 

 

Je n'ai qu'à me laisser aller. Ça viendra tout seul. Commander un autre café, allumer une nouvelle cigarette. Faire comme si de rien n'était. Feinter, quoi. Mais voilà, ma gorge est nouée, mon regard est attiré ailleurs ; il va vers les autres.

Ta mère te disait : « Je ne vais pas te nourrir jusqu'à vingt ans ».

Il me faut partir. Recommencer plus loin.

 


 

Goûts

 

 

Moi qui sais la fièvre, le fardeau de l'extérieur ; retrouvant en moi le désir d'île. Les amants sous la couverture étouffent leurs cris, leur souffle chaud les enveloppe, ils se retrouvent le front perlé, les yeux dans le vide. L'ombre ne leur dit rien, ni la paille sèche. Les oranges piquées de clous de girofle éloignent les moustiques. Le verre d'eau apporté avec le café, le tabac roulé à la main. Eternelle fiancée, ne sachant si cela te plaît encore ; qui reviens de loin, comme page tournée. Ici les baisers sont salés, le soleil pique au bras. Te demandant si tout cela survivra.

 


 

L'aquarelle bleue

 

 

« À coucou », prenant mon café du matin. Miettes sur la table, corbeille à pain. Cherchant mes mots pour l'aquarelle bleu d'azur, bleu des roches. Quand je divague, sur elle m'accrochant, des phrases rapides coupent le souffle. Me retrouvant moins fragile, émue du sens à dire. Comme ça, un jour de peur, j'ai séduit l'homme. Mes mots, mes mots perlant, l'entraînent à ce chuchotement. Mains reposant, voix qui s'étire. Regards qui se ferment, s'ouvrent jusqu'aux larmes. Pudeur disant encore. L'aquarelle comme faux-fuyant. Oubliant l'heure côte à côte, soie crissant, pleine lune imaginée, nous restâmes.

Des jours, des jours. Le voyant s'épanouir dans la dispute, j'eus honte. Dieu Unique qui nous protège, dieux de l'ancienne Grèce, tombèrent avec colère.

 


 

Quand, la main dans la main, s'allonge l'instant ; le froid du matin, le rouge aux joues ; quand dans cette étreinte avec l'air et la terre nous marchons vers la cime, le voile se lève, rose et blanc. Aucune parole pour aide, aucun signe ne vient pour apaiser. Le vide s'engouffre en nous. La main dans la main, nous avancions sur la crête. Soufflent nos poumons pleins. Derrière nos lunettes, un ton jaune qui illumine cette chaîne. L'homme parla le premier de cet horizon si près. Et la peur monta comme de la bile dans la bouche, amère comme le soufre. Les mains moites maintenant se séparent, lissées sur le pantalon. Langue sèche cherche ses mots. L'homme dit « c'est fini ».

 



Que peut-on dire ?

 

Je devrais arrêter café, cigarettes, boissons. Mais que peut-on dire à quelqu'un qui veut se détruire ? Comment comprendre ses obscures tensions ? Il se laisse couler dans un puits sans fond (dans un puissant fond).

Pour me parler de ses souleries un clochard me disait que c'était « plus fort » :

« Il y a quelque chose de plus fort. Quelque chose au-dessus » .

La carte du pendu. Pris, l'esprit. Sortir. Sors sorcière! Tes poèmes, une sorte de mots assortis. Coule dans mes veines poison. Serpente dans mon corps des liqueurs noires et rouges. Ma langue claque. Allume un brasier plus enfoui.

Que peut-on dire à quelqu'un qui veut se détruire ? Quel projet se propose pour prendre notre corps ? Quoi ? Que cela ? Ressembler aux autres, des plaisirs fondus, des espoirs de pacotilles ?

Et le présent qu'en faites vous ? Le réel là, qui m'attrape à la gorge, pour que je vois ce que les autres ne peuvent voir, pour que je sente la fourmi dans mes membres. Je serre fort et je soupire. Point de bonne résolution. Point de ligne de mire. Donc point de chemin du tout. A fleur d'expérience je peux y rester. Je n'ai pas peur de mon étonnement. Une gomme ne me sert plus à rien.



 

Regain

 

 

Demain encore l'ombre s'agrandira, sur le chemin les pruniers perdront leurs feuilles. Non plus de couronnes de fleurs de braise. M'arrime aimant votre regard. Nos voix jusqu'à briser l'amer secret. Jusqu'où iront nos mains embrasés ?

La première moisson sous une brise garde mon nom. Regarde à travers la vitre, j'ai froid. Lisse mes cheveux, claque des mains, vous êtes loin.

Mon stylo déjà n'a plus d'encre

 


 

Sous les nuages

 

 

« On devrait écrire une phrase tous les jours.»

La femme parlait. L'homme parlait. Ils mirent la nuit dans mes yeux. « Le temps est une chose subjective.»

Clairs les mots, le courant d'une rivière. M'entraînant ailleurs, sur cette place où le ballon roule.

 

On n'envoie plus les bouées aux baigneurs. « Tu deviens bien difficile. Continue à te taire.» Se débrouiller, voilà où on en est.

« À chacun sa mère. Mais le cordon ombilical est coupé. »

La jeune femme touche du bout des doigts, du bout de ses lèvres marque la cigarette de rouge. Le cercle solaire encastré dans les nuages finit sa journée. On s'en fout. On veut continuer à plaire.

 



Les quatre saisons

 

 

 

Voitures bloquées,

le bonhomme de neige

sous les palmiers.

 

Lui travaille sur les chantiers. Un jour elle l'accompagne. Des chiens sauvages, des clochards déambulant.

 

Le premier cri de la mouette derrière les genêts fleuris.

 

Le marchand de glaces

se colle à l'ombre

des canisses.

 

La buvette se dépeuple. Des chercheurs d'or sillonnent la plage à la recherche de bagues, de chaînes et de pièces de monnaie.


Toit de tuiles.

Le ciel imite

le coquelicot.

 

A force de rester au grand air et à la pluie, la table a perdu son verni. Elle n'en est que plus austère. Plus la peine de la rentrer, elle restera sur la terrasse.

 

Violettes parfumées

couchée sous un pin

qui craque.

 

Ombre rare

des mélèzes

un aigle si haut.

 


 

 

III

 

 

 

Traces,

 

 

Dort en toi l'animosité animale, dort en toi. Garde ton oisiveté, l'animosité animale. Amitié à tous ceux qui la désirent, amitié. Je n'ai point d'amis.

Dort en toi, attentive aux méchancetés que l'on t'envoie par-dessus le garde-manger. Dort en toi, attentive. Tu n'as pas d'amis.

Tu aimes t'appliquer à écrire bien. C'est nouveau. écrire bien. Depuis que tu gardes des secrets c'est comme ça ; il faut que tu t'appliques sinon tu deviens invisible, illisible au plus grand nombre. C'est nouveau. Tu te tais ; c'est nouveau.

Tu laisses couler ta saveur approximative du matin.

Ne me tente pas. La bête doit rester hors de nos frontières. La bête, puisse-t-elle aller loin de toi. Elle s'en va, loin de toi. Tu te sens mieux, si vide au fond de toi.

Ne me tente pas. On respire un air frelaté. Au fond de toi, si vide. Seule tu ne veux plus être, au fond de toi. Entourée d'amis, invisible, tu te laisses couler au fond de toi.

Seule tu ne veux plus être. Tu te laisses couler, entourée d'amis, invisible. Mais quand tout cela devient réalité, tu t'effraies ; entourée d'amis, invisible. Pardon à ceux qui ont mal.

Quand tout cela devient réalité ; même au ventre, tu sens la méchanceté poindre comme animal en cage. Tu t'effraies, comme animal en cage.

Et c'est si douloureux que tu ne peux en pleurer. Comme animal en cage, écrire pour sortir des lieux de ton enfance. Pour sortir, quand le mal tressautait par-dessus toi.

Pour sortir, tu ne peux taire ce passé, comme animal en cage, qui t'accapare, comme objet violent. écrire, et dire que tu t'es appliquée.

Tu t'es appliquée à tenir ta langue loin de toi, comme animal en cage.

Pourquoi vouloir comprendre si ce n'est pour vivre et mourir encore comme animal en cage ?

Fière d'être, tu avances à grands pas, pour sortir des lieux de ton enfance. La sagesse comme une dent fait gémir. Car, quoique tonnerre gronde à ta tête, tu es libre comme autrefois.

Fière d'être, tu avances à grands pas, car, quoique tonnerre gronde, la lettre partira à temps.

Bouche desséchée par tant de secrets, qu'elle t'aspire en dedans. À grands pas, tu es libre comme autrefois.

Fini de donner ses secrets, quoique tonnerre gronde comme autrefois. T'aspire en dedans, à grands pas. Quoique tonnerre gronde, tu ne veux vivre que pour jouir de cette vacuité.

Tu veux vivre, à grands pas, pour sortir des lieux de ton enfance. Pourquoi vouloir comprendre si ce n'est pour vivre et mourir encore ? À grands pas, pour jouir de cette vacuité.

 

 


 

 

Les filles dans le bus. Ah! les filles dans le bus, si jeunes.

Ce sont les enfants qui indiquent le temps à vieillir. Les adultes, eux, ne changent pas. Premier pas de l'enfant, paroles devenues compréhensibles ; et le doigt pointé, qui montre. Après, bien après, on suggère. Après encore on se courbe. Le soleil devient plus doux, alors qu'il était si brûlant. La peau dorée, brûlée. Puis, les corps se parent. On tiédit l'air, on a un âge. Le temps prend de l'espace. On n'ose plus laisser dans le pot la rose séchée.

On termine jusqu'au bout son cahier ; on n'en recommence pas un autre sans avoir fini. C'est là l'avantage.

 

 


 

 

Le point. Le point de ci, le point de ça.

Aujourd'hui on ne parle plus de couture. Des grands couturiers oui, mais du travail de coudre, non. Avez vous vu quelqu'un qui se vante d'avoir fait un ourlet ?

Le point zéro ; un lieu dit.

En écriture, après un point, les mots prennent la suite du silence.

Le point c'est une retombée. Après lui c'est l'envol d'autre chose ; le renouveau. Toujours en écriture le point c'est l'arrêt. L'arrêt de la phrase. Et tout reprend jusqu'à un autre point. Et cela jusqu'au point final.

 

 


 

 

Là, un nourrisson meurt ; là, c'est la guerre. Là, mes pleurs, ma tristesse.

On raconte ses rêves pour s'en débarrasser.

Puis l'éveil petit à petit reprend ses droits. On part travailler ou prendre le soleil. On est ému par la rosée, un bourgeonnement, une fleur.

L'ami qu'on aime par-dessus tout, on le voudrait avec soi.

Comme il est bon de dire bonjour, les yeux encore tirés ; l'odeur du café. On mange la tartine de confiture de groseille à pleines dents. Et l'on raconte à qui veut entendre, on raconte son rêve, le dernier, le plus corrosif, pour s'en débarrasser.

 

 


 

 

J'ai fait un rêve où rien ne me laissait en paix. Le bus partait trop tôt, personne ne voulait me voir.

À l'éveil, de tendres espérances, sous les plis soulevés, une fois le deuil achevé.

Tous les matins dans mon lit j'ai de longues rêveries.

Mon ami, ta démarche vigoureuse, tes paroles de miel. Deux mondes si différents nous relient.

 

 


 

 

Je lis la lettre

 

 

Arrêter les cachets c'est comme se lever et aller se rhabiller. C'est sentir plus vive la morsure du froid sur sa peau.

Le cœur qui bat un peu plus fort à chaque sensation. Mais comment éviter la peur et son cortège. Et la vie avec les cachets reprend : bouche sèche, gestes lents, désordonnés. On ne permet pas au malade de se plaindre. Sans ça, plus grave l'attend.

On ne regrette plus un monde sans cachets ; le corps tout palpitant. On laisse cela de côté, pour plus tard. Gestes désordonnés, la vie reprend. C'est comme voir la vie derrière une grande vitre. Gestes arrêtés, avant le toucher. Le toucher paralysé. Et le goût de la pomme ? Et les vagues salées ? Rien ne réveille une vie pleine de cachets. Amère n'est pas son nom. Du bol de lait la brûlure, de la cigarette pas le geste, la fumée et la bouche desséchée.

Plus tard, on croque la pomme, on va se rhabiller, on goûte les vagues salées.

 

 


 

 

Impression rouge

 

 

La lutte serrée pour vivre, l'Un, l'Autre, pèle-mêle. Est-ce à moi ou à toi cette question ? Et cette lame de rasoir. Et ce vent qui nous rapproche dans nos bruits furtifs. La lame de rasoir posée. Oh colère! Contre qui frappes-tu ? Derrière le mur il y a sûrement autre chose ; une maison habitable peut-être. Avec plus de chance, un jardin. Nos bruits furtifs, le vent. Et ta voix qui résonne, ta voix pleine de fureur. La colère frappe, le vent de plein fouet et le rasoir posé. Ta voix, lame aiguisée de plein fouet, la lutte serrée pour vivre. Et si tu me demandes encore, pêle-mêle, de t'aider encore, mon corps colère, ma voix colère te disent : et la question ? La question : depuis quand ? depuis quand m'aimes-tu ?

 

 


 

 

Impression blanche

 

 

Un cahier retrouvé. Je n'y ai relu que fautes d'orthographe. Rien d'autre ne m'a arrêtée. Mes doigts glissaient d'une feuille à l'autre à la recherche d'un soupir. Un large aplat m'attendait dans la lecture. Froidement une femme raconte ses journées. Monotone écriture d'une saison d'été. La plage, les randonnées, rien qui ne serre le coeur. Tout est là pourtant pour croire à l'éternité.

Puis je me suis assoupie perdant le fil de ces journées. Au réveil j'ai senti mon poing fermé sur le cahier matinal. À haute-voix, j'ai lu toutes ces journées passées en compagnie des vagues et de l'étrangeté d'être soi assise sur un sofa. Cette inconnue m'a rejetée dans un passé suave où n'existe que les pas désenchantés sur la plage immense.

Depuis j'ai refermé le cahier des vagues blanches. Sur la colline la maison blottie jusqu'au sentier de la plage ; j'ai refait le trajet pour retrouver la femme, la femme à la canne blanche. Et mes yeux n'ont pas vu ce qu'elle, paupières fermées, m'a raconté.

 

 


 

 

Je parlais de platane...

 

 

Je parlais de platane, de feuilles mortes quand tu as surgi sur le pas de ma porte. Quand tu es apparu sur le pas de ma porte je parlais de choses et d'autres. Tes yeux ronds riaient. Je parlais de platane et de ses feuilles mortes quand tu es apparu sur le pas de ma porte. Tes yeux ronds riaient et ta bouche ronde m'a embrassée. Sur le pas de la porte, de choses et d'autres je parlais quand tu as surgi avec ta bouche ronde. Et là, tu m'as embrassée sur le pas de la porte, avec ta bouche ronde. De platane et de feuilles mortes je parlais et ta tête ronde riait.

 

 


 

 

Elle se berce

 

 

Je me berce sur des chansons populaires. J'ai lu Prévert et Flaubert. Et le soir dans mon lit je me berce. Mes rêves sont l'oasis ou je m'abreuve à chaque instant. Je me berce pour oublier le temps qui passe. L'action n'est pas mon fort. Je me berce, je me berce. Tout est permis dans mes rêveries, j'en deviens même une femme réelle. Je bois le soir des boissons sucrées. Je suis la maîtresse du garagiste, du cordonnier et du boulanger ; quand je me berce, me berce. J'ai lu Proust et Marguerite Yourcenar, des soirs d'été.

Quand j'étais jeune je claquais les portes derrière moi, pour rester seule, pour rester seule. C'est là que j'ai appris le rythme du tango andalou et le cri du chanteur populaire. Et le soir dans mon lit je me berce, je me berce.

 

 


 

 

Elle m'écrit encore

 

 

On ressent tous pareil. C'est fou comme on ressent la même chose. Je pense souvent à l'enfant abandonnée que j'étais. La robe à pois rouges, les yeux écarquillés. « C'est un père qu'il lui a manqué », pérorait la grande soeur. C'est tout, qui m'a manqué. Joie, tendresse, encouragement, liberté, compréhension. Tout cela et bien d'autres choses encore. « C'est un père qui lui manque ». Quelle salope !

 

 


 

 

J'ai souvent envie de rire...

 

 

J'ai souvent envie de rire mais sur mon visage, qu'un sourire. J'ai souvent envie de pleurer mais mes larmes ne coulent jamais. J'ai souvent envie de faire l'amour mais sur mon corps qu'une caresse vive. J'ai souvent envie de manger et je mange volontiers.

Boire et fumer.

J'ai souvent envie de m'éloigner et c'est ce que je fais. Presque jamais envie de penser. Ce qui m'arrive le plus souvent, c'est de bavarder.

J'ai souvent des images sur mes yeux et des mots qui roulent sur mes dents. Parfois je crois porter un enfant dans mon ventre mais cela ne se réalise jamais.

Voir un éclair est une chose pour moi si agréable. Tout passe et on ne fait que se consumer.

Ce que je déteste c'est me retourner. Ce qui m'est le plus familier c'est la mer, les bâtons d'encens et ton baiser.

Le plus ennuyeux c'est un chien qui mord, la mort et un mensonge découvert.

Je regarde un chat et il ferme les yeux le premier.

 

 


 

 

Impression bleue

 

 

La presqu'île, le soir, se confond aux nuages. Tout n'est qu'éphémère, comme ma vision.

La vacuité peu faire peur. Pourtant quand on goûte à sa saveur, on ne s'en passe plus.

Le soir, le soleil fait zazen sur la mer.

De loin, le cantonnier est tout petit. La grue, elle, apparaît très grande.

Au coucher du soleil le ciel est flamboyant, calmement.

La mer est plane, ce soir, comme mon intérieur.

Tout s'agite. Moi derrière la vitre je suis calme ; un peu de mon souffle part dans ce long soupir.

Les lumières au loin, la route va être longue. Les lumières s'approchent, je vais pouvoir me reposer.

 

 


 

 

Elle regardait

 

 

Il n'y a pas de faute de goût dans la nature, il le sait, il en fait partie.

Les ongles pour griffer, la bouche pour mordre ; quand on regarde le chien, il est effrayé.

Cela peu paraître fragile, cela monte du plus profond, la voix.

Quelles bêtes étranges les canards, avec leurs pattes, leurs couleurs fauves ; si éloignés de moi.

Elle ne voit jamais quand on se moque d'elle ; c'est quelqu'un de solide.

Le vent balaie les feuilles dans la cour, comme des vagues.

Elle regardait le chat qui regardait l'eau du canal couler.

 

 


 

 

Ni Ying ni Yang

 

 

 

Ni ça pleure ni ça rit, c'est drôle le regard du poisson.

Ce n'est plus le chaos au fond de moi. Plutôt un vide, un vide plein. Quand c'est l'heure où les ménagères secouent leur tapis, je suis sous la véranda. Ce vide plein me laisse béate. Ni avancée, ni recul, ni plein, ni creux.

Un rythme qui atténue aussi bien l'euphorie que la tristesse. S'ouvre à moi la vague des oiseaux migrateurs, la mouche sur le visage de l'enfant, le pot de vin frais.

 

 


 

 

J'aimerais

 

 

J'aimerais que ce soit ma fête et que des amis me rendent visite. Chacun amènerait un présent. Je voudrais des fleurs, du parfum, des tissus imprimés, et pour le reste je ne sais. Peut-être aussi du vin sucré. Il n'y aurait aucun enfant à cette fête. Un vieillard à barbe blanche se tiendrait à mon côté. Je ne l'appellerais pas père mais par un prénom barbare. Il hocherait la tête de contentement à chacun de mes sourires.

 

Il y aurait de longs silences où parfois, deux-par-deux, on se serrerait dans les bras. Il y aurait un seul livre dans la pièce, posé sur la table : les Fioretti de François d'Assise. J'aimerais aussi qu'il y ait un chat. Il se laisserait caresser en ronronnant. On pourrait envisager une promenade dans la campagne à la lampe électrique. Le vieillard serait le premier à trouver cela amusant. En chemin on découvrirait des arbres fruitiers. Et c'est à pleines-dents que l'on mangerait les pêches, les prunes. On irait jusqu'à la source. Là les plus courageux se mouilleraient le visage, d'autres passeraient leurs pieds dans l'eau glacée.

En rentrant on prendrait encore un peu de vin. Puis le coucher dans la chambre faite dortoir. Le joueur de flûte, sur le pas de porte, jouerait une mélodie. En l'écoutant, je m'endormirais.

 

 



IV




Le 29 juin

 

Je n'arrive plus à dormir l'après-midi et cela me manque. Somnoler. Rester entre l'éveil et le rêve. J'aimerais changer ma vie, mais il me semble que c'est trop tard. Et puis que faire ? Tourner en rond. Voilà ce que je fais. Je n'écris plus rien de montrable depuis des mois.

Je rencontrai un homme il me dit mon chemin. Je rencontrai un chat il ne me comprit pas. Je rencontrai un éléphant il me dit hi-han. Je ne comprenais plus rien. Alors j'écris pour trouver la voie. Depuis longtemps je suis méfiante. La protection d'un oursin n'est rien à côté de la mienne. Et quand son coeur s'ouvre à moi je ne sais que répondre. D'aventure ma tête fait oui, oui, et parfois je le serre dans mes bras. Mais il sait bien lui, qu'il n'y a que la parole qui réconforte. Ses yeux se détournent de moi. Il ne veut pas partager mes silences profonds. Pourtant rien à faire je n'y arrive pas. Les mots font sortir ma bêtise. Et de ça je ne veux pas. Tout se tourne vers l'éléphant qui fait hi-han. Et je ne comprends toujours pas. Et si je lui dis les flocons de neige en forme d'étoiles de mon enfance il ne me croit pas. Et les moutons que l'on compte quand on veut s'endormir qui ne veulent plus sauter la barrière, non plus. Que faire alors ? Que faire de mon mal qui s'insinue dans les peut-être ? Arrache-moi les tripes, que je sois pleine d'air vif. Crois-moi il n'y a que cela à faire. Pour laisser à jamais les éléphants, les moutons et les étoiles. Pour laisser tomber les milliers de personnages qui se pressent quand je ferme les yeux. Pour m'ouvrir à toi étincelante. Crois-moi, il n'y a que cela à faire. Et je me berce. Me berce comme un chimpanzé. Et la tête de mon psychanalyste quand je lui dis que j'ai trouvé ma communauté. Attentif, il me demande laquelle. Je réponds : « l'humanité ». Ce n'est pas tout, cela. Ce sont des histoires. On a peur des fantômes, des dieux, des extra-terrestres et des vampires. Rien n'y fait. Certains croient à la parole consolatrice. Mais il faudrait être libre. Entends-tu le bruit de mes chaînes ? Et les tiennes, dis ? elles sont bien cachées. Libre d'air frais. Ça existe. C'est peut-être à ce moment là que l'on voit la neige en cristaux étoilés.

Voilà. Mon coeur s'est ouvert ce jour. Il se referme jusqu'à la prochaine.

 

 


 

 

Le 7 juillet, jardin de la Colonne cinq heures vingt-trois. La mémé mange ses glaces. La grosse femme boit un schweppes. « Poissons frais » dit le panneau du restaurant. Des parasols Orangina. Le vent dans les feuillages, courant d'air.

Je ne veux ni parler cuisine, ni poésie, ni business ; de rien, même pas des nuages qui passent.

 

 


 

 

Vent, vent.

 

 

Être femme yéménite et fumer cigarette sur cigarette sous mon voile. Et pourquoi ne pas voler sur la Méditerranée ? Marquer une différence absolue entre moi et les autres. Epouser un mongolien peut-être. Prendre le mouvement à l'envers. Circuler dans les mouvements d'air. Rester oisive jusqu'au soir. Dire Dieu m'a créée et ne plus avoir peur des autres hommes. Mettre des fleurs dans mes cheveux et dire : c'est cela l'essentiel. Comme philosophie monter l'esthétique le plus haut possible pour mieux la détruire. Faire des choses aussi futiles qu'écrire son journal intime. Nommer pour faire disparaître. Ne plus avoir peur de se perdre. Etendre l'insomnie. Ne plus croire qu'il y a un choix entre ses rêveries et la réalité. Garder une part de rêve comme moteur de la réalité. Lui dire j'aime ton corps, j'aime ton sexe. Pleurer seule sur son coussin en réinventant la haine. Trancher sur sa mélancolie. Dire « Dieu m'a créée et je suis belle ». Se persuader. Ne jamais oublier le nom du père. Porter avec ferveur le tatouage au bras. Dire « ma réalité » et s'accrocher. Le pendu n'est plus mon ancêtre. Mes ancêtres les barbares. N'avoir jamais communié et ne pas désespérer. Seule est mon attribut. Celle qui enveloppe la honte de ses bras. Celle que l'on reconnaît par son sourire. Celle qui fait chavirer le groupe pour son bon plaisir. Celle enfin qui ne porte pas d'alliance à son doigt.

Et la mer s'ouvre pour d'autres yeux. Des pas dans le sable sur la terre au soleil levant. On ne dira jamais assez comme le sol pèse. La lame du couteau se brise dans l'ardeur. Et l'enfant troque ses jouets pour un nom. Qui ose encore se taire ? La main seule sait faire. La main seule fait signe quand tu regardes l'horizon.

 

 




Je prends toujours le temps dans mon journal d'écrire quelques mots : 

 

 

Le soir avant de m'endormir je lui dis : « Si tu savais combien tu m'es cher ». Et je ne sais pas profiter de ce bonheur. Cette douceur là me fond dans ses bras. J'en appelle à cette douceur là, ce matin, pour vivre. Si tu savais, moi, combien je t'aime.

Je termine ce que je fais et j'arrive. Ce que je fais est une longue rêverie en broderie. Dessus, hommes volants, langue universelle. Un fond reste quand je bouge sur cette tapisserie.

L'enfant tord le cou à l'oiseau en disant « ce soir je vais le manger ». Le chat et sa proie, comme pour contempler le passage de la vie à la mort. Toujours le regard curieux et froid de l'humain. Un homme dit « l'enfance n'est pas innocente ». Qu'en sait-il lui qui connaît la mesquinerie ? S'il veut dire que l'enfant connaît la violence, oui. La honte, la peur et l'effroi. Le plaisir sous peine de casser le miroir.

L'enfant dit : « si ma mère meurt je ne pleure pas ». « Et si c'est ton père qui meurt ? — Oui, je pleure ». La mère rougit, tremble un peu et caresse l'enfant comme un petit chat.

 

 

Le 28 juillet

 

« C'est un trou de verdure... » L'apprentissage de l'écriture fut quelque chose de terrible pour moi. Non que je n'assimilais pas, mais voir que je ne savais rien était atroce.

Je me revois assise à une petite table seule. La peur d'aller au tableau noir.

 

 

Le 4 août, Chaleur, sueur.

 

Plage. Aucune envie de me baigner. Trop de monde.

Les autres s'éloignent à une vitesse incroyable. On n'aime les autres que vus de loin. Ils peuvent alors émouvoir, intriguer.

Pâleur du visage. Avoir la révélation que sa mère n'est pas sa mère. Que sa mère est une chatte. Et l'autre qui en veut encore des mots, des explications. « Pourquoi cet affolement dans ton regard ? tu es toute pâle. Parle. Dis-moi. » Le souffle monte, emporte. C'est sûr on va devenir une chatte, là, sous ses yeux.

Je ne suis pas à la hauteur d'être Francine Laugier. J'aurais dû être une petite chatte paresseuse.

Maintenant on est Artémis la farouche. Par amour pour lui, à cet instant-même, on choisit d'être juste humaine. Il est dans ses pensées, il ne sait rien du choix que l'on vient de faire mais il dit « moi je veux bien, toi tu n'es jamais contente ». Après la mort on sera séparés. On redeviendra la sœur d'Apollon. On a peur.

Il faut bien vivre. Avec toutes ces pensées qui nous percent.

 

 

Le 11 août

 

Je n'aime pas être surprise en train de penser, de rêver, ou bien tout simplement de m'oublier.

Le mythe d'Artémis exprime bien ce genre de sentiment.

 

 

Le 14 août

 

On a attendu la pluie, mon amour, mais il ne pleuvra encore pas. Voici le soleil, voici la plage qui se remplit.

Et les pêcheurs à la ligne, la pêche aux oursins en combinaison de plongée, mon aimé. Le fusil à harpon aux couleurs brillantes.

Tout rentre dans l'ordre et c'est cela qui m'agace. Je préférais ce matin, de bon-matin, quand tout était assombri de nuages. Presque personne alors. On se sentait chez soi.

Heureusement, mon amour, un petit vent se lève. Les retardataires hésiteront. Et avec un peu de chance, tout restera tranquille.

La mer ne calme pas. Sinon quand le temps est couvert. L'espace alors est plus présent, le bruit des vagues...

La mer est basse, mon unique, on le voit aux rochers de la digue. Au bord aussi, des pêcheurs qui cherchent des vers.

 

 

Le 17 août

 

Toile de jute où je tisse mes mots... Des mots écrits gros comme ceux de l'enfance... Où je me tenais à l'écart... A l'écart de l'action, où je me perdais dans la contemplation d'un bouton de chemisier

Se nourrir, mais de quoi si je rejette l'apprentissage ? Se nourrir du regard, du toucher, de l'odorat.

 



J'écris encore des cartes-postales, et parfois même je les poste :



Elle n'a rien à dire la serveuse. Les gens parlent avec elle. Elle n'a rien à dire. Elle baille.

 

 

La mine de crayon, fidèle, poursuit mon geste.

Bus qui passe, pigeon vole, craque un meuble.

Le soir tombe, cette lumière sur les fleurs sauvages!

Les fleurs de la colline, je les ai mises dans un pot de confitures.

Dans ma cuisine, avec l'orange pressée, les odeurs se mêlent.

La toile-cirée, éclat jaune, le soir tombe.

 

 





© 1992, 2004, automne 2009 Francine Laugier
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