Francine Laugier - Le sanglot

Le sanglot

À mon souvenir triste, vous avez mis un éclat de rire. Il retentissait, pour faire que la vie m'aime enfin, bienveillant. Car votre rire était la bonne réponse : il mettait une barrière entre mon ancien malheur et le présent.


Esprit caché, où la volonté est toujours de la puissance. Coïncidence de la pensée et des choses. Être bien dans ses murs. Pénombre, la lampe n'éclaire que le bureau. Vieux pull sur pull, contre les morsures de l'hiver. Ces mois-là, chacun sa nuit, nous ne nous rencontrons pas dans la cuisine, Jean-Pierre et moi. C'est en fin de journée que nous passons ensemble de tendres moments : à marcher, lui, à prendre des photos, café au bar.

Ma volonté s'épuisa vite au fil des jours, et ma puissance se retira. Je me suis vue mourir, peu à peu, à ma volonté.


Dans l'eau, profonde et claire, mes joies me portent. Mes souffrances taillent profond dans ma chair chaude. Et parfois, désertée par l'esprit, comme piquée au formol, mes yeux lissent la surface des choses, glissent, ne peuvent s'arrêter. Je ne suis plus qu'un miroir sans tain, où de sujet je deviens objet. Pour qui refléter la beauté du monde, sous la pâle lumière lunaire ? Mes appels ne portent pas, moi et les objets restons muets. Heures creuses où même la mort ne parle pas.


Je suis ta principale pensée. J'écoute le rouge-gorge de ton souffle, j'écoute les rivières et les torrents de ton ventre. Enfouie, contre toi j'écoute. J'écoute le craquement de tes os, la combustion lente de la bûche noueuse qui s'étouffe. Quand je te regarde, je vois le temps, j'aime la pagaille dans tes cheveux.


Comme si de ne pas reconnaître ma main, c'était une sortie de l'âme. Quitter son corps, mais plutôt qu'une paralysie, tomber dans l'espace infini. Vertige, je reviens, je m'habite à nouveau. Autant s'occuper du monde, dont il m'est arrivé de tomber dans le ciel, là où mon combat se mène. Je suis si fébrile par moments, même si un rideau me cache l'horreur passée.


Tatouage sur le corps, transhumance dans le bus. Elle va à l'abattoir. Elle tremble de tous ses membres. Nous serons éternellement des fils et des filles. La jeunesse fonce, si elle se décourage, elle fonce dans le tas. Sur l'hôtel du sacrifice il y a aussi de vieux sages. Ta peur est bien réelle : t'évanouir dans l'objet, devenir l'objet. Tremble, tremble, ta vie t'a été donnée à ce prix.


Abandon vif, joie qui monte en moi, je me laisse entraîner. Tout retombe, je ne sais d'où surgissait ce ravissement, ni pourquoi il me quitte si vite. Chagrinée, je me dis que je n'arrive plus à être heureuse. Réalité où manque sa dose d'actions, ou mes mots que je ne trouve plus. Quand reverrais-je le paradis ?


Je n'ai plus de temps à perdre avec mon passé. Du neuf, ce grand rien clair dans ma poitrine, vidé de toutes méchancetés. Joyeuse santé, après tant de souterrains à parcourir, où mes ongles se cassaient aux parois de pierres. Enfin comme un papillon mon regard se jette sur l'ampoule. Je veux vivre encore la vraie vie, mais que quelques années de plus ne remettent pas en question ce qui fut déjà vécue.


J'aimerais me rétablir, je m'écoute le dire. Résonance en moi, sans réponse pourtant. Ça me parle, mais je ne sais plus par quel bout prendre le problème. Il est là depuis tant d'années, j'ai pris tant de mauvais plis. Y aller petit à petit, aller à mon rythme. Faire de la randonnée, plutôt que de l'escalade.


Le rêve : une inquiétude, sans grande inquiétude. Puis la journée se passe, le souvenir revient, me reste aussi l'ombre de sa voix. Nous avons pu si peu. Que d'interminables silences, entrecoupés de paroles dîtes vite, sans attention. Elle ne m'a jamais prise dans l'ombrage de ses bras. Elle m'a laissée grandir, sauvageonne, dans mon mystère.


Du passé, aucun fardeau à porter. L'opacité du futur, où chacun veut fuir sans bruit avec son pauvre argent. De troubles pensées accentuent le sombre. Joues fraîches, piquées par les embruns, je regarde les mouettes, qui plutôt que d'aller se nourrir à la décharge se remettent à pêcher.


Un jour, le jour s'est levé pour moi aussi. Il me manque un brin de folie. C'est pour cela que ma folie est immense. L'aurore s'étant levée, je m'aperçus que j'étais déjà vieille. J'ai laissé le jour pointer en moi, j'ai pleuré de joie, tellement j'étais grandie par cette aurore. Puis la nuit revint. Je m'amusais à être seule avec la lune. La lunatique boule opale apaisa mes nerfs. Elle changea mon caractère, elle me donna le brin de folie qui me manquait.


J'ai attrapé le mal des anges, mon âme me fait mal. Tant de mortes journées, quand je laisse tomber la joie. S'effrite entre mes mains le courage, qui peut aussi bien me faire tenir droite, que m'apporter le bonheur d'être en harmonie avec la vie. Laisser glisser le soir sur mes genoux.

C'est aussi cela être en vie : avoir mal, mal...


Pensées éparses. Je bougonne devant un café. Souvent combattante, parfois en paix, tournée vers le futur, je pose les ans passés. Ne plus être attentive à la peur, laisser fuir les anciennes tensions, comme une chatte, avancer à pas de velours. Murmures et douceur, dans l'instant passe un ange qui nous unit.


La fatigue lui tombait sur les épaules. Parfois un court soupir se terminait par un sanglot, qui voulait sortir comme un hoquet, qui roulait dans sa poitrine. L'enfant se demandait si sa mère souffrait. Mais aujourd'hui qu'elle a le même sanglot que la mère, elle sait qu'on ne ressent rien, peut-être comme un soulagement quand ça roule dans la poitrine. Alors qu'enfant, c'est là qu'elle croyait que la mère avait une très grande peine. Ce n'était pas le soupir non, elle le connaissait, et le sanglot ne fait pas mal quand on est adulte. Par contre quand la fatigue lui tombe sur les épaules, elle sait maintenant, tout le poids que portait sa mère.


Je me suis révoltée contre la mort. Aujourd'hui je l'accepte comme un dernier élan de vie. La disparition est une toute autre chose. Elle reste magique pour moi. J'ai peur qu'il disparaisse, comme ça, d'un coup, sans prévenir. Je ne veux pas le quitter. Moi aussi j'ai peur de disparaître, de disparaître en pleine foule. Fondre sous le soleil. Fondre, me répandre comme un liquide. Le ciel vide de père. J'ai eu quelques lâchers-prise en pleine ville, et c'était jouissif, toujours sous le soleil.



Francine Laugier, février 2013



© Francine Laugier, février 2013.
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