Francine Laugier - Ma douleur

Ma douleur

Il suffit de se concentrer, il suffit de tomber dans sa douleur. Répit enfin. Très vite j'ai envie de bouger, de faire autre chose que rester dans ma douleur. Voilà qu'elle se réveille à nouveau, puis se rendort tout doucement. Je la sens dans la profondeur de ma chair, je n'ose presque plus bouger. Je me réjouis, mais voilà qu'en un éclair… non, elle ne revient pas. Ce n'est pas comme en fin de journée. Un peu de paix !


J'ai usé le temps, je l'ai usé dans ses moindres recoins. Voici encore de la brume qui me cache la ville. Mon corps coule, la fatigue se retire ; j'ai traqué la douleur avec assiduité. Même le cauchemar vaut mieux que cet endormissement éveillé. Pour pouvoir encore en appeler à la couleur, le rouge, le jaune, le vert de l'automne, laisser passer les heures. Je n'entendais plus les mouettes depuis longtemps.


Dans les plis du temps, suivant son caprice, mes souvenirs s'approchent ou s'éloignent. Parfois, le même jour, le même souvenir vieillit ou rajeunit, à des années près. C'est bien ce que je trouve le plus troublant. Vie contemplative, pensée qui va à la vitesse du papillon.


Un soupir de plaisir, dans ce grand calvaire qu'est la maladie. Ici pas de fièvre. À part quelques médicaments, on tient en paix l'ombre qui passe dans des prunelles mortes. Le sommeil ne passe plus, je me souviens du cauchemar sans fin. L'éveil, et la peur qui jouait avec mon cœur à la balançoire. Et, où manger n'avait pas sens. Ma seule boussole : l'amour que nous nous portions. Mon amour, tant d'années où tu as tenu bon !


Plage de temps, éclairée à la lampe de chevet. Lourdeur du corps, âme qui a fermé l'écluse de l'éveil. Je me suis remise à fumer, à lire, et j'ai trouvé du Dieu là où avant je n'avais trouvé que de l'athéisme. Mon sang coulait moins épais dans mes veines, je ressentis mon esprit se raffermir. Une qualité dans le calme intérieur, je n'étais plus une automate.


La nuit, quand on croit encore au poème, tendu comme une prière vers le ciel immense, la nuit, quand nous reviennent en échos nos fausses rimes, quand notre âme dort, que notre esprit, vif comme le petit jour, nous alerte comme le chant de l'oiseau, alors ma vie est encore devant moi, ample comme ma robe de velours, et garde la couleur violette du matin.

La nuit, quand roulent les heures, en couches épaisses sur mes paupières que heurte un rêve, et ma joie du souvenir, se dissipe la misère qui tombe sur tout homme quand la craie ne sait plus tracer le mot futur.


L'ombre qui s'allonge de la roche et habille la chaussée, pince mon cœur, contient de la joie pourtant, pour cette saison entre chaleur et froid. Et l'odeur d'humus des feuilles mouillées sur lesquelles je marche : je suis heureuse de cet air frais, de cette tombée de nuit qui alourdit mes épaules. L'amertume de boire un café au bar, la fin d'une journée ou rien de particulier ne s'est passé.


La nuit, pour moi, était une présence bienveillante, gardienne de mon verbe et de mes gestes délicats. La chambre et la cuisine gardaient mes errements. La nuit mon esprit s'étirait, je m'y délectais, je m'y régalais. Parfois tremblant un peu d'y voir des signes que je poursuivais, moi, dans la vie parmi les objets.


Même si par moment je me sens sous les coups bas de la vie, en réfléchissant un peu, je me sens protégée par l'invisible. Un jour j'ai failli tout perdre, il me resta fidèle.

Instants après instants, mémoire qui guette le corps. Corps blessé, instants après instants.

Je sens mon corps engourdi ; à arriver, le jour traîne des pieds. Il n'y a que les oisillons qui chantent bien avant le levé du soleil. Ils m'aident à communier, ce qui enlève du poids à mon tourment. Pensant et prenant soin de moi, j'aimerais arriver à déposer ma signature sur ce nouveau jour que j'attends.


Entre ce qui s'explique et ce qui ne s'explique pas, il n'y a pas un monde, car cela se passe dans le même univers. La maison m'est devenue hostile, j'y use ma veille. Mon attention prise par des chimères, m'enlève tout plaisir d'abandon. Même mon cahier me devient étranger. D'un côté un corps vide et pourtant si lourd, et de l'autre un esprit qui saute du coq à l'âne, s'hypnotise en répétant les deux seuls mots écrits : « plaisir » et « certitude ». Sortir, marcher dans le déchaînement du vent et des vagues.


Tu te projettes dans un abîme qui abolit le temps. La bouche de la nuit avale ton attente. Enfin le doux froissement des heures de solitude, où tu aimerais retrouver les Dieux qui tiennent les lieux. Apprivoisés par la beauté, tes gestes s'assouplissaient, tu y faisais de féroces lectures. Ah, le doux frémissement des nuits de veille, l'hiver dernier ! Dans ce souvenir, un seul point sombre : la douleur avant que la volonté ne te gagne.

Aujourd'hui tu n'as dit ni bonjour, ni au revoir à l'aube : tu ne l'avais pas quittée.


J'aime l'hiver, cette saison bénie. J'aime me blottir dans ses nuits longues et froides comme les yeux d'un chat. Ces soirs là, quand je mets mes griffes sur les instants, j'aime être sous le regard de l'invisible.



Francine Laugier, décembre 2012



© Francine Laugier, décembre 2012.
Licence Creative Commons
« Ma douleur » de Francine Laugier http://francinelaugier.free.fr/textes/ma_douleur.html est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 non transposé.
Basé(e) sur une œuvre à francinelaugier.free.fr.
Les autorisations au-delà du champ de cette licence peuvent être obtenues à http://francinelaugier.free.fr/.