Site de Francine Laugier

 

 

Simple chronique des ombres

 

 

 

 

 

 

 

« La maison de votre enfance ? » Je venais de lui répéter que ma mère avait changé de ville il y a plusieurs années. Pourtant je compris qu'il avait raison de jouer au sourd. La future entrée de ma mère en maison de retraite était comme si, une fois encore, je quittais la maison de mon enfance.

En vieillissant, ma voisine est devenue moins généreuse. Bof ! Elle ne sera pas plus riche dans sa tombe.

L'opacité de l'air, la vitesse des voitures, déposent un voile sur les objets les plus quotidiens. Tout a pris le goût sec du pain dur.

Des cendres, des bouts d'os, Mitsounette n'est plus. Ici, une bougie vacille. Au bord des larmes, ce matin, au bar.

Je dansais, mais de ne plus avoir son regard, je me suis sentie un clown. Pour me donner du courage, je me suis mise à chanter à tue-tête. Je disais son nom.

Le soir, si vite, si vite je m'endors.

« Il faut se nourrir, dit Anne-Marie, avec des livres. »

Je fais de la musique avec n'importe quoi ; avec tous les objets qui me tombent sous la main.

« Sois plus discrète. La déchéance c'est souvent dans le regard de l'autre. » me disait Jean-Pierre, quand loin de la litière, je devais ramasser le caca de Mitsounette. Je pestais.

« Quatre-vingt-dix », ce n'est pas évident pour un étranger.

 

*

 

L'entropie. Mon énergie se disperse. Me vide. Je reste sur le quai, les bras ballants. Petit à petit, la tiédeur m'endort. Où est mon cœur de braise ? Je ne vais connaître que le froid de la perte, la dureté du mur de pierres, le lisse de la tôle de fer.

Diane m'envoya un rêve de chasse. Petite Mitsounette est morte. Son corps raide m'éloigna de la déesse. Devant le sachet des restes de Mitsounette, après que son corps soit passé au feu, je me suis sentie athée.

 

*

 

Quelles défenses vous avez là, madame ! Vous vous endormez devant les autres de peur d'être blessée, rejetée. Mais vous savez que vous n'y pouvez rien, sur l'imaginaire de l'autre. Aussi, vous vous jouez ; et quand les autres ne sont pas sympathiques, vous vous jouez d'eux comme vous jouez avec les mots. Et vous voulez que je vous dise, « vous m'êtes sympathique ».

 

*

 

Ses talons claquaient sur la dalle. Elle heurta ma valise, s'excusa et engagea la conversation. Elle me raconta l'ennui d'être toujours à attendre quelqu'un. Moi aussi j'attendais. Je crus voir de la mélancolie dans ses lèvres qui tombaient, charnues. Mais ce ne devait être que mélange d'ironie et de gourmandise sensuelle jamais assouvie. Je devinais que cette amertume, elle la cachait comme un ultime secret. J'aimai plus que tout ce regret, que le temps avait marqué sur sa bouche. Arriva, sur le quai, une jeune fille au long cou comme celui d'un cygne. Elles se firent la bise. La voyageuse me dit « Enfin ma nièce ». Et l'on se sépara.

 

*

 

Comme s'il se rejouait la mort, je nais à chaque instant. Bleue de peur, je nais. Le cri tellement blanchi qu'il ne se diffuse qu'en dedans. « Il m'a fait peur » dit la mère, il t'a fait peur. L'homme nous a tellement fait peur. Après, à trois ans, je me cachais sous le lit.

Mon amant est un roi sage, mais pas très sage. Il m'oublie. Il ne devient qu'une tête, aussi j'ai vieilli. Il y a si longtemps que je prenais maîtresses et amants. Les dés sont jetés, comme toujours chaste mais pécheresse, j'ai besoin de mains sur mon corps.

 

*

 

Le regard que m'ont porté les autres à souvent dominé mon miroir secret. Cela m'a surtout mise, pas à côté non, mais mal dans mes pompes.

Mon reflet intérieur miroite, et je deviens translucide. Je suis pourtant plus noire que vous le croyez. Mais dans un désert la présence d'un autre homme est précieuse. Dans un désert il n'y a pas de vin. L'ivresse sont les paroles échangées, les mains qui se posent sur l'autre.

Il y a de cela bien longtemps, j'étais perdue dans le groupe. À ma façon bien sûr. Je partageais les idées et le hachisch. Je me suis toujours conduite à ma façon, même si le regard que m'ont porté les autres à souvent dominé mon miroir secret.

 

*

 

Comme était sombre ma nuit. Je quittai l'usine, et du bruit au bar : un candidat à l'élection de la ville tenait meeting. Je passai, loin du tumulte.

Comme était sombre ma nuit quand dans une soirée une femme disait : « Il paraît qu'on peut devenir fou à la minute. »

Comme est sombre ma nuit quand, dans la force de l'âge, je regarde cette jeune fille si timide, comme je l'étais à son âge.

Comme est forte ma nuit, quand le rêve a tiré le fil, et que le sens dépasse la raison.

 

*

 

Mes certitudes tombaient une à une, dans le sommeil. C'était horrible. Dépossédée, j'allumai une bougie pour apprivoiser la nuit. Il fallait que les dieux soient furieux pour m'envoyer une telle épreuve. Mes sens étaient dans un tel dérèglement que j'avais peur des ombres. J'étais vaincue, et ne pensais qu'à atténuer la souffrance. Je me suis rendormie comme un chien battu, recroquevillée dans mon lit.

Et ce matin, je me retrouve avec cette peine en moi qui me dit que la tempête peut encore gronder ; qu'avec le vacarme, je n'en aurai fini qu'à la fin de ma vie.

 

*

 

Tu es une amourette d'un soir. Dans ton sac tu as peu de choses. Juste de quoi faire ta toilette. Pour toi l'argent est quotidien. Tu es cigale, tu prends le jour comme il vient. Tu lis des romans dans ta chambre d'hôtel au papier peint. En amour tu n'es ni candide, ni experte. Disons que cela t'est naturel. C'est pour cela que tu ne fais pas une bonne fille de joie. Car les hommes sont naïfs. Tu es pourtant d'amour et d'eau fraîche. Tu ne fais que passer : voilà la réalité de ta jeunesse.

 

*

 

Jean-Pierre c'est plutôt Apollon, mais il a la fureur de Dionysos. Le voilà qui rêve d'Athéna alors qu'il se trouve avec Artémis. Ma chaste pudeur dépouille ta vigilance, et n'est-ce pas depuis les entrailles de la terre que l'on s'aime ? Je suis lunatique, c'est pour cela que j'ai pu te contredire. Mais la lune, Jean-Pierre, la lune vaut bien tout le savoir, car même quand je décline, ma sensibilité est fertile, aussi tenace qu'une jeune adolescente, têtue dans son choix d'amour. De moi on ne sait presque rien. Ta ville, dans l'antiquité, me fêtait sur la colline au pied de laquelle tu habites. Cette colline où, jeune homme tu vis, près du bassin, un faune pensif.

 

*

 

Parfois mon regard détruit. Parfois mon regard abîme la matière. Dans ma chambre, dans la pierre, s'est inscrit le signe de l'infini. Puis sur ce signe s'est tracé un chemin rassurant. Mon regard a deviné des dessins sur la feuille blanche. Ma main a dessiné, ma main a dominé. Se peut-il que les dieux, comme les anges, soient jaloux des hommes ? Pourtant nous les aimons plus qu'ils ne nous aiment.

 

 

 

 

 





 

 

 

© Décembre 2006, Francine Laugier
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