Site de Francine Laugier

Francine Laugier

 

 

 

 

PERSONNAGES DANS
LA FUITE DU TEMPS

 

 

1989

 


 


Table

 

Sonia et Joëlle

Sonia et Didier

Joëlle et Didier

Joëlle et Sonia

Sonia

Joëlle

Persiennes

 

 

 


 

 

 

À Rosy

 

 


 

 

SONIA ET JOËLLE

 

 

 

 

 

 

 

 

Saint-Jean du Var, le 2 mai

Chère Joëlle,

Je peux tout aussi bien me dire « installe-toi au village, Bernard sera toujours ton amant. Laisse-toi aimer, laisse aller ta passion ». Mais aussi « c'est bien de vivre le désir, le plaisir, mais regarde comment avant tu t'es laissée traiter! »

Il faut que je parle à Bernard. Je reste encore.

Avec amitié.

Sonia

 

Joëlle range sa bibliothèque, relit toutes sa correspondance. Elle s'explique en disant, « c'est après cinq ans que j'ai l'impression peut-être enfin de commencer vraiment ».

La nuit elle se réveille. Une autre nuit, son mari dort une jambe hors du drap, posée à terre. Vivre le temps sans affolement.

 

À Nice, le 22 mai

Joëlle,

Ta lettre m'a déjà suivie.

Bien sûr qu'il n'y a pas que Bernard dans la vie. Bien sûr... Comme il est évident qu'on ne se comprend pas.

L'autre jour, quand j'allais prendre le train pour Nice, le peintre du pont m'a lancé : « Tu abandonnes ton cow-boy de village ? » J'ai oubliée la gravure des fortifications qu'il m'avait offerte : la Porte d'Italie, avec ses jardins.

Merde à Vauban!

Sonia

 

Joëlle désespérait Sonia de suivre le même chemin que le sien. Joëlle se sentait une place bien particulière, qu'elle ne voulait qu'à elle. Peut-être avait-elle rêvé d'être fille unique.

Dans son amitié avec Sonia, qui pourtant aurait presque eu l'âge d'être sa fille, elle n'aurait même pas accepté une place de soeur aînée.

Lorsque Sonia fut de retour, elle demandait bien souvent à Joëlle : « qu'est-ce que tu crois que je dois faire ? Je dois avoir tort, là, de l'avoir suivi si loin ».

Joëlle ne se projetait jamais à sa place. Les conseils qu'elle lui donnait ne manquaient cependant pas de pertinence. Elle ne se donnait pas non plus en exemple.

 

Assis sur l'escalier, tout en regardant venir la nuit, son mari dit : « j'aime ta nature ».

Joëlle sourit de plaisir avant même qu'il n'ajoute : « ta nature gourmande ».

 

À ses deuils successifs, Joëlle mettait des mots. Parfois elle doutait des explications qu'elle finissait par leurs donner. Ne suffirait-il pas d'être d'une autre région du monde, d'une autre époque, pour que tout prenne un autre sens ?

 

Sur une carte, elle écrivait à une amie : « J'ai toujours un ton badin. Ce n'est pourtant pas faute de gravité dans ma voix ».

 

 

*

 

 

 

 

SONIA ET DIDIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une chambre au rez-de-chaussée qui donne sur la rue. Des volets à persienne, croisés. Le lit n'a pas été défait. Sonia promène son regard dans la pièce, doucement. Didier se rapproche, tente de la serrer dans ses bras. Elle roule sur l'autre bord. « Après l'amour, je n'aime pas la tendresse. Je préfère m'étendre tranquille. »

Sonia évite le regard de Didier. Sur le lit des vêtements épars. « Peux-tu m'apporter mes chaussettes ? J'ai froid aux pieds. Oh, et puis un café, aussi. »

Didier revient. Elle s'aperçoit qu'il n'a pas ramené de chaussettes et enroule ses pieds dans un pull. « Quand tu as fait l'amour la première fois avec une femme, qu'est-ce qui comptait le plus pour toi ?— Je ne sais pas : son corps, ses hanches, ses seins... »

 

Elle s'applique à rouler une cigarette. « Quand j'étais plus jeune, il me semble que ce qui comptait le plus pour les garçons que je connaissais, c'était de faire jouir la femme. Et puis, les histoires qu'ils racontaient : Je luis ai fait l'amour trois fois de suite...— Je connais. Je me souviens de la compétition entre garçons. — Ce n'est pas de la compétition. Pour eux, satisfaire une femme, veut dire qu'ils sont des hommes. »

Didier tente de s'installer plus confortablement sur le bord du lit. « Justement, c'est une compétition.— Non, c'est une question d'identité. Faire jouir leur amie implique qu'ils sont des hommes. Mais je ne suis pas étonnée que pour toi cela n'ait eu aucune importance. — C'est drôle ce que tu me dis, à l'époque le MLF reprochait aux homme de ne pas se préoccuper assez du plaisir de la femme. — Moi, je n'ai jamais aimé toucher leur talon d'Achille. Surtout pour des adolescents. D'ailleurs cela reste, je pense, important pour un homme mûr. Bien sûr, ensuite, il pense aussi à son désir. »

 

 

 

Didier s'arrêta pour acheter le journal. Les pensées que Sonia lui avaient confiées dans la chambre— presque toutes induites par des interrogations— se posaient tout à coup à lui impérativement. Puis tout disparut.

Il laissa la voiture garée là et partit d'un pas aussi vif que l'air de cette fin de journée. Il eut envie de fumer et prit, plutôt que son tabac demi-fort habituel, plusieurs paquets de cigarettes blondes.

Il marqua encore plusieurs poses. Fit quelques achats qu'il trouva vite futiles. But plusieurs alcools dans le premier bar venu.

 

 

 

Quelque chose d'à la fois fébrile et pressé au fond de lui.

« C'est donc comme cela que la vie tente aussi ces sorties ? » Il se souvint d'un ami. Tous ceux qui l'avaient aimé étaient au moins d'accord sur un point : « Marc, c'était la vie ». Personne ne disait mot de l'épave qu'il était devenu de cette vie folle de tous ses sens à son suicide.

Personne n'avait remarqué combien Marc avait placé toute son exigence dans l'éthique— la vraie, celle qui consiste à ne rien céder sur son désir. Pour le reste, non, il n'était pas fiable.

 

 

 

Didier se repris avant de sonner et chercha longuement son trousseau de clés. Deux étages plus haut, son compagnon devait l'attendre, l'oeil moqueur comme à son habitude quand Didier rentrait en retard.

Didier l'avait oublié et revenait comme après une longue absence. Il passa la tête par la grande baie vitrée entrouverte du balcon et lui lança : « nous sommes un vieux couple ». Ces paroles, c'étaient certainement les mains longues et blanches de son compagnon, frémissant à peine sous le son de sa voix, qui les lui avaient fait dire. La nausée, ces mains languissantes, ne lui faisaient pas regretter l'aigreur de son ton.

Il ramena une bouteille de rosé frais, et s'installa lui aussi sur une chaise de toile.

 

Ce balcon sans soleil, lui faisait éprouver une nostalgie de choses lointaines, qui n'avaient jamais pu exister ; comme s'il pouvait oublier qu'il n'avait pas toujours été riche. Il avait gardé de son enfance ce coeur chagrin, qui maintenant lui offrait tout le plaisir de savourer, sur ce balcon, le froid que seuls quelques vieux excentriques supportent, une couverture sur les jambes.

 

 

 

*

 

 

 

 

 

JOËLLE ET DIDIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Didier avait changé. Il laissait faire le hasard, avec ses rencontres toujours nouvelles. Pour tout, il s'appliquait avec cette manière que l'on prend quand on veut s'abrutir pour ne plus penser. Joëlle comprit qu'elle ne savait plus ce que tous deux voulaient.

Alors elle aussi se réfugia dans son ailleurs. Ses souvenirs envahirent sa vie quotidienne. « Tout me manque », répétait-elle sans cesse.

 

Il y avait eu tout d'abord « le studio » sur la côte, que Didier avait voulu faire connaître à Joëlle. Le studio n'avait pas de consistance par lui-même, et donnait plutôt l'impression de n'être qu'une grande terrasse ; le prolongement de la grande terrasse

 

 

— peut-être par l'effet de la mer si proche avec, à droite, la propriété et les pins parasols, où l'on ne voyait jamais personne dans le jardin ; sinon par celui de cette maison avec sa façade aveugle, comme on en fait dans le Midi.

 

Puis ce fut le premier week-end où, avec Didier, elle prit la voiture pour longer la côte sur trois cents kilomètres. Le voyage fut assez monotone, à part les roches rouges à un moment, quelques plongées sur de petits ports de plaisance, des bouts de villages avec leurs plages non loin et, en approchant— avec l'impression de leur senteur bien avant de les voir — les arbustes de mimosa fleuris : Didier avait tenu à prendre l'autoroute.

L'essentiel pour lui était d'arriver vite au studio et de profiter des souvenirs à faire partager à Joëlle, des lieux à lui montrer, des amis à lui faire connaître.

Ils arrivèrent donc assez tôt, l'après-midi, dans une petite ville où Didier téléphona d'un bar à un ami, pour ensuite se rendre dans un autre endroit, chez un autre ami, afin de récupérer les clés dans un salon de coiffure.

 

« Le studio » était en fait un grand T2. On avait pris l'habitude de l'appeler ainsi. Dans la cuisine, les reliefs d'un repas, avec des piles de vaisselle sale, mais le reste était impeccable. Joëlle fut même surprise de ne rien voir traîner, rien qui puisse exprimer une singularité : ni vêtement, ni objets intimes. Les meubles eux-mêmes semblaient garder un air de vague légèreté. Ils avaient été choisis avec un goût sûr, faits avec des matériaux de la région : canapé et chaises de bambou avec leurs coussins à larges fleurs, tables recouvertes de petits carreaux de terre cuite peints de fines tiges d'arbustes, elles aussi soutenues de bambou.

 

Dans le salon, posé sur une étagère, un serre-livres d'onyx taillé en losange. près de la stéréo, un briquet dans la même pierre, d'un vert opaque.

 

 

 

 

 

Les sorties au studio se firent fréquentes et ils prirent l'habitude d'y aller en semaine. Didier avait fait connaître à Joëlle des anciens du studio. Il y avait aussi les autres, les amis de la Côte, et puis ceux qui avaient entendu parler du studio sans n'y avoir jamais été invités.

Bien des week-end plus tard, quand elle s'y fut familiarisée, Joëlle découvrit dans l'armoire un tiroir qui résistait quand elle tenta de l'ouvrir. Elle chercha un moment à découvrir de qui le studio pouvait bien garder les secrets. Comme tous les autres, elle respecta la règle et n'essaya pas de forcer la petite serrure.

 

Quand Didier voulait se retrouver face à lui-même, le studio devenait une excuse. Il partait seul, et Joëlle ne songeait pas à vérifier ses dires. D'autre part le studio n'avait pas le téléphone. Elle ne sut jamais qui il y amena, qui il y rencontra.

« Le studio » avait accueilli Didier à la fin de son adolescence. Il y installa son meilleur ami, et tous les deux en furent les principaux familiers. Dans les moments les plus durs, quand ils n'attendaient plus le coup de sonnette qui leur faisaient trouver le paquet de provisions abandonné sur le pas de la porte, ils cuisaient des gâteaux au four avec, pour seuls ingrédients, de la farine et du sucre.

Les fidèles aimaient à raconter à Joëlle cette période de la vie de Didier. Ils lui en parlaient avec une camaraderie avide et jalouse, faite de détails et d'anecdotes.

Entre amis du studio, on s'offrait un disque, un livre, rarement des bibelots. Très souvent, ces objets restaient là : on lisait son livre, on écoutait son disque, sur place. On appréciait son bibelot, là, qui ornait le lieu.

 

 

 

 

 

Leur histoire se finissait lentement : Didier éperdu, Didier s'accrochant à d'autres êtres. Joëlle eut l'impression d'une retombée. L'exubérance de Didier, les moments qu'il rendait si intenses lui manquaient.

Une anecdote lui revenait souvent en tête : dans la foule avec Didier, un homme les suivait depuis un moment déjà, et Didier s'arrêtant devant la vitrine, lui demandant tout bas : « comment le trouves-tu ?— Bah... Qui est-ce ?— Il est de la Côte, il voulait vivre avec moi ».

 

Joëlle trouvait parfois dans son courrier l'invitation pour un vernissage présentant le travail en cours de Didier. Tout de suite elle prenait soin de noter la nouvelle adresse. Tous ces cartons d'invitation et le mot si bref qui les accompagnait, allaient aussitôt à la poubelle.

Il était arrivé à Joëlle, dans ces longs moments d'absence de Didier, de lui téléphoner, et toujours Didier, comme si ce fut la veille : « veux-tu que je vienne ? J'accours, tu veux ? » De nuit, de jour, il venait.

Elle savait que ce n'était plus qu'un jeu, qu'un pari à tenir avec leur fidélité. Elle aussi de temps en temps lui écrivait— sur des cartes postales de la région, achetées en promenant. Elle les choisissait avec soin.

Les coups de fil, le courrier, les brèves rencontres, cela dura deux ans.

 

Un soir, où avec des amis elle était allée sur le port, elle aperçut en face, qui marchaient lentement, Didier et un homme. Ils parlaient. Didier faisait de grands gestes et l'on avait l'impression d'autre chose que du bavardage ; plutôt l'air de s'expliquer, de se faire comprendre. Joëlle n'était pas sûre de reconnaître l'homme. Elle hésita un moment à aller lui dire bonsoir. Ne bougea pas.

Alors elle crut reconnaître l'homme de la foule. Elle dit à son mari : « Didier, en face ».

 

Comme ce qu'il lui écrivait sur ses cartons d'invitation— avec toujours les mots « j'attends », « hasard », « rencontre », « fidélité »... — qu'elle recevait comme s'ils étaient neufs, sans le moindre soupçon de trahison, elle continua à les regarder faire les cent pas sur le quai.

Ils discutaient avec une vivacité excessive. Mais si c'était l'homme de la foule, Didier serait plus convivial, l'homme aussi. Il doit draguer, se dit Joëlle tout à coup.

Cette pensée lui chassa tout intérêt, toute curiosité.

 

 

 

*

 

 

 

 

JOËLLE ET SONIA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Joëlle se concentra pour ne pas rater la petite route qui bifurquait entre les deux derniers villages de pêcheurs. Elle reconnut des voitures d'amis garés au bout du chemin et n'eut aucun mal à trouver le sentier qu'il fallait suivre à pieds. La marche sur les roches lisse était difficile, même chaussée de tennis.

Dans la dernière descente, l'ancienne maison de pêcheur devenue bar-restaurant était toute illuminée. Le propriétaire avait agrandi en maçonnant des terrasses en espalier bordées de petits murs peints en mauve clair, et parsemées de tables de plastique rouges.

Presque tout le monde était arrivé et, installé sur une terrasse, avait commencé à boire l'apéritif. C'était la première fois que Joëlle et Didier faisaient rencontrer leurs amis. Elle choisit une place en bout. La soirée s'annonçait chaleureuse.

 

Joëlle essayait d'oublier ce fond de mélancolie qu'elle ressentait depuis plusieurs semaines. Elle l'attribuait aux souvenirs, mais sans s'expliquer pourquoi ils revenaient .

On desservait quand Joëlle affirmait à son voisin de table que c'était la même peinture bleue de la barque qui avait servi à repeindre les volets. Malgré l'heure, la chaleur était lourde, et certains décidèrent de rester dehors pour prendre leur café.

Joëlle appréciait ce moment du café où de petits groupes se forment. Une jeune femme l'intriguait beaucoup, peut-être par le silence qu'elle avait gardé tout au long du repas. C'est à cet instant, installée avec d'autres sous la véranda, qu'elle eut l'air plus détendue.

Des fenêtres grandes ouvertes, on entendait la mer qui se heurtait aux rochers.

 

Quand Joëlle s'approcha, la jeune femme disait : « C'était terrible cette jalousie qu'il avait pour moi. Il m'enlevait toute existence générique ; il m'enlevait le monde. Ce que je veux dire, c'est que sa jalousie n'avait pas d'objet ; n'en avait pas besoin. Je ne pouvais même pas me défendre. »

Un jeune homme— Joëlle l'avait entendu appeler la jeune femme Sonia — posa sa tasse. « Je comprends ce que tu veux dire ».

« Nous partagions tout », avait poursuivi Sonia, « je n'avais, pour ainsi dire, rien à moi. Je crois bien que je n'avais alors que quelques bâtons de maquillage que je gardais soigneusement dans mon sac. Au début, il me trompait beaucoup. Il ne se cachait pas de moi. Ensuite, moi aussi, je le trompai. »

Joëlle remarqua que Sonia était habillée de façon à être à l'aise : un mélange de classique et de sport. Aucun maquillage, ni bijou, ne soulignait sa féminité.

Elle voulait tant continuer à parler d'amour qu'ils furent obligés de la suivre. Elle les conduisit dans les méandres de ses doutes, de ses espoirs, jusqu'au moment où elle dit : « Je n'ai jamais su faire un mélange subtil de l'amour physique et de l'amour intellectuel ». Le jeune homme lui renvoya : « L'amour peut tout aussi bien n'être ni l'un ni l'autre ». Alors elle dit : « Je ne sais pas ».

Sentant le froid humide qui les avait gagnés, ils prirent leurs vestes, leurs pulls et rejoignirent les autres avant de partir.

 

 

 

 

 

Le mistral s'était levé dans la nuit. Comme il restait très fort dans ce début d'après-midi, Joëlle et Sonia décidèrent d'aller jusqu'au quartier d'où l'on peut voir la mer de loin.

 

« Parfois je regrette l'ambiance du travail », dit Sonia, « c'est là que l'on ressent vraiment ce que c'est qu'être ensemble. J'aimais arriver avant tout le monde. Prendre son temps, boire le premier café au bar. Les voir arriver les unes après les autres. C'était ma manière de me sentir chez moi. »

« Comprendre, aussi, donne parfois l'impression de communion », lui répondit Joëlle. « Un jour j'assistai à un colloque au conservatoire ; j'accompagnais un ami, qui avait insisté. Le modérateur arriva saoul. Ça se voyait à peine au début. Il avançait, l'air joyeux, dans l'allée centrale, prenait tout son temps. Et nous, dans le grand amphi, on le regardait. Arrivé au premier rang, il se planta sur ses deux jambes et dit d'un ton cordial qu'on pouvait commencer. Sa manière d'être à l'aise me mit moi aussi à mon aise. J'écoutai attentivement le premier intervenant, et toujours le modérateur, par ses questions, accélérait la vivacité du débat. Je sortis de la conférence un peu comme si j'avais fait moi-même quelque chose. »

« Peut-être, ce qui manque, c'est un public », reprit Sonia. « C'est peut-être à cause des enregistrements. Il n'y a plus de communion... Bien que souvent, la communion, c'est un peu faux. Quand les gens sont ensemble au spectacle, c'est vrai que c'est mettre quelqu'un au-dessus... À quoi ça sert de mettre quelqu'un au-dessus ?... C'est, peut-être, indispensable à la communion... Remarque, à quoi ça sert, d'être pareils ?... »

Elle éclatèrent de rire.

 

 

 

 

 

Joëlle longea la rue étroite dont les immeubles rarement hauts avaient encore l'architecture du centre. Ses magasins spécialisés en faisaient une rue centrale dans cette périphérie.

L'ami de Didier habitait au dernier étage d'un appartement ancien. Il avait la chance d'avoir un coin de balcon ensoleillé qui donnait dans une cour, aussi le trouva-t-elle bronzé et, bien qu'il n'ait pas bougé de l'été, il lui dit avoir voyagé en apprenant une langue perdue d'Amérique du Sud. Joëlle, restée sans nouvelles, venait le voir pour parler de Didier.

Elle sentit une gêne et, comme à chaque fois pour s'excuser d'une fuite, elle la mit sur le compte de sa seule timidité.

L'ami de Didier avait abandonné l'écriture et pratiquait maintenant la cuisine zen. Joëlle avait déjà apprécié ses recueils de poésie. Sur le mur, face à la banquette, la photo d'un chat noir contrastait sur le rose de la pièce.

« On ne peut pas toujours parler à la cantonade », concluait l'ami de Didier à propos du groupe littéraire auquel il avait appartenu. Sonia arriva quand il contait un épisode du Mahâbhârata dans lequel un saint brahmane, retiré dans la forêt, se changeait en cerf pour faire l'amour avec une biche.

 

« Pourquoi les hommes ne séduisent-ils pas ? Comment expliquer cela ? » avait demandé Sonia pendant le court échange qui s'était ébauché. « Seuls peut-être les créateurs », répondit Joëlle en mettant sa veste, enfin décidée à rentrer.

Sonia avait insisté pour l'accompagner un bout de chemin. La ville était désertée ; « pas un chat », dit Joëlle. Il lui paraissait que tout avait changé si vite, les lieux, la vie publique. Et puis aussi le temps.

Elle s'était entendue dire : « Tiens, je te retrouve avec quelques cheveux blanchis. Pourquoi ne les teins-tu pas ? Ah oui, tu les gardes comme une signature. »

 

Les connaissances qu'elle avait gardées étaient comme ces quelques cheveux blancs dispersés dans sa chevelure noire. « Moi je ne sors même plus la nuit », dit Sonia.

On ne disait plus autour d'elle : « Les temps changent, il faut changer avec ».

« Se dépouiller, s'éplucher comme un oignon pour voir ce qui tient le coup, ce qui vaut la peine... Justement, il ne reste rien. Pourtant je ne peux m'empêcher de faire cette expérience », murmurait Sonia quand le taxi arriva.

 

 

*

 

 

 

 

 

 

SONIA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sonia disait : « De me souvenir, j'ai eu mal ; mal physiquement ». Didier comprenait.

« C'était pourtant si facile, ce plaisir. »

Didier était sûr de lui : « L'amour, c'est bien cela, ce désir du corps de l'autre ».

 

« Moi, je n'ai jamais pu l'aimer autrement. Il n'y avait chez moi aucune naïveté. Un après-midi, sur le chemin du retour, il me chantait L'amour sans amour n'est plus rien. »

 

 

 

 

 

Une cousine, revenue au pays après un long séjour dans la capitale, lui avait donné une de ses robes sans le moindre bout de manche mais avec un col fin qui se roulait, une de ces robes bariolées à la façon provençale. Elle la mit le dimanche qui suivit, à la fête d'un village voisin.

C'était certainement la première robe en polyester qu'elle portait. Elle moulait son corps d'adolescente et, raccourcie, mettait en évidence les hanches, la forme des cuisses, la finesse des jambes.

Douceur de l'air, vitesse de la danse, spots à la lumière insolente, étourdie, au bord de la piste, elle découvrait ces couples. Tiens, je savais bien qu'ils s'aimaient! Tiens, elle flirte avec lui!

C'est, plus loin, quand tout fut tamisé, qu'ils devinrent le plus beau couple de la fête.

 

Le lendemain, sa mère trouva la robe cachée dans la corbeille à linge. Sa cousine arriva quand Sonia disait froidement que toutes ces déchirures dans sa robe— causées en réalité par des buissons — s'étaient faites dans le train fantôme.

Devant l'incrédulité de sa mère, tête haute, elle recommençait avec plus de force encore à expliquer. Le silence de sa cousine, renforcé d'un sourire, incita sa mère à une totale indulgence. L'incident en resta là.

Elle conclut quand même que très bientôt elle partirait. Elle finit sa journée à penser à la stupidité en général, celle des buissons, celle de sa famille qui ne voulait toujours pas lui reconnaître un flirt.

Sonia avait quatorze ans, et sa soeur, de deux ans plus âgée, disait, quand leur mère ne voulait pas la laisser aller le soir au bal : « Le mal peut se faire aussi bien en plein jour ». Argument qu'elle avait d'ailleurs repris à sa mère.

Cette année là, l'été arriva vite. Quand cette grande cousine revint leur rendre visite, Sonia fit tout pour l'intéresser. Elle était émue de la voir préoccupée à recoller les morceaux de sa famille aussi désunie que nombreuse— ils étaient déjà douze enfants. Sa cousine, elle aussi, comprit sa solitude.

Pendant ces grandes vacances, elle passait prendre Sonia en fin de matinée avec Evelyne, une de ses jeunes soeurs. Elles promenaient en voiture, mais, où qu'elles aillent, toujours ce même détour et cette même place, ce même village.

 

« Il est laid, il est con. Qu'est-ce qu'elle peut bien lui trouver ? » disait Evelyne. Ce qui inquiétait Sonia, c'était cette manière qu'il avait de se laisser aimer. C'était toujours sa cousine qui lui glissait des rendez-vous, qui allait le voir pour le bal, le ciné.

« Elle le mène par le bout du nez », disait encore Evelyne. Avec la même camaraderie complice, Sonia gardait le silence.

 

 

 

 

Le 5 mai

Joëlle,

Je suis revenue au village. Je suis revenue pour revoir Bernard. Personne n'est au courant. Tous est allé si vite.

Dès mon arrivée, tout m'est apparu si petit : la route, la rivière, le pont. Même les montagnes et le château. À la maison, ma mère et ma petite soeur étaient étonnées de mon retour. J'ai retrouvé la rangée de lilas et celle d'iris en fleurs. Mais plus de rosier grimpant devant la porte. La cour est d'un désordre... cela m'étonne. Là aussi, tout s'est rétréci à mon regard.

J'ai déjà eu le temps de passer au village. On dirait qu'on me snobe toujours. Tant mieux! Ça réconforte ma fierté.

J'ai rendez-vous demain, en début d'après-midi, avec Bernard. Je te raconterai.

Amicalement

Sonia.

 

Saint-Jean du Var le 8 mai

Joëlle,

Il est arrivé. Il est toujours le même. Il n'y a que lui qui n'ait pas changé. En allant, dans la voiture, je suis comme il y a trois ans. Tout est possible.

Après le café, sa grand mère l'attrape et lui dit : « Tu vas avec elle, mais tu sais bien qui est son père ». Assez fort pour que je l'entende. Cela m'a tellement fait mal que je suis contente quand on arrive enfin au chalet : se déshabiller, faire l'amour, comme avant... En le quittant, je lui dis que je pars le lendemain.

Je ne sais pas encore ce que je vais faire. J'aimerais bien avoir une vie simple, faire des enfants. Il fait si bon ici.

Je te quitte car, à la maison, on mange tôt, on se couche tôt et on en dit le moins possible. Cela me donne encore le blues.

Amicalement

Sonia

 

Le 11 mai

Chère Joëlle,

J'ai passé l'après-midi dans son village à lui. J'ai fait le chemin à pieds, mais je suis rentrée par la dernière micheline.

En arrivant à la place, elle était assise, là, sur un banc, en compagnie d'amis de Bernard. Aucun ne m'a parlé. Bernard, lui, est à Nice jusqu'à la fin de la semaine.

Dans la vieille ville, où j'ai acheté les cartes postales, j'ai rencontré Anna, une amie de Lycée. Assises sur le parapet, nos jambes dans le vide, à se raconter nos histoires. Au loin on a entendu démarrer les motos de la bande. Alors Anna a pris son air de me plaindre. Comme si je n'avais jamais su que c'est avec cette sainte nitouche qu'il vivrait.

À la maison on n'a pas grand chose à se dire. Pour parler de mon départ, ma mère me dit : « Tiens, je te mets ça de côté pour quand tu rentres à Marseille ». Et tous les jours elle me met quelque chose de côté.

C'est si beau, de la chambre où je t'écris, le château. Continue à m'écrire. Merci, merci pour tout.

Sonia

 

Saint-Jean du Var, le 14 mai

Joëlle,

Bernard n'est pas revenu. Il fait un chantier à Puget-Ville. Je passe mes journées à flâner. J'ai l'impression d'embêter tout le monde.

J'ai fait la connaissance d'un peintre qui va passer tout l'été au village. Il a installé son chevalet sur le pont-levis, et vends ses toiles aux touristes des cars. Ce qu'il fait est bien. Il m'a parlé de Bernard. Il ne lui porte pas grande estime. À un moment, il me dit : « Ah, ces jeunes femmes, elles ne pensent qu'au plaisir ». Comme je prends ça de haut, il insiste : « Tu perds ton temps avec lui ». Quel con!

Tout le monde me demande de rester jusqu'à la fête. Surtout pour « aller au Désert ». D'ici là, je verrai bien.

Le « Désert », c'est une chapelle perdue dans la montagne. On s'y rend à pieds, la marche est longue, trois à quatre heures. La nuit on dort dans des granges. Le lendemain, on rentre ; des hommes ouvrent la marche en portant sur un brancard le buste de Saint Jean. Arrivé à la chapelle— l'autre, la fameuse, celle près de la maison, dans le tournant juste avant le village — la fête commence vraiment.

Je dois aller en ville, comme on dit à la maison quand on va faire les courses au village.

Je t'embrasse.

Sonia

P.S. Ne m'envois pas encore le livre. Je réfléchis à ce que je vais faire.

 

Le 16 mai

Chère Joëlle,

J'ai enfin un numéro de téléphone pour joindre Bernard. C'est dans un bar près du chantier. J'ai déjà essayé, mais on m'a dit que je le trouverai à l'heure du repas, le midi. Demain, donc.

Hier, avec mon cousin, on a passé la journée à Nice. C'était son anniversaire. Dix-neuf ans. Bref! C'était bon de revoir la foule. Quand on est revenu il faisait déjà nuit. J'ai voulu faire seule les cinq kilomètres de marche de chez lui à la maison. De la nationale, je pouvais encore distinguer les champs. Ça ne m'a pas paru long. La nature ici est si humaine. Ce n'est pas comme dans tes Hautes-Alpes. Tu te rappelles ?— la trouille!

Toujours dans l'amitié.

Sonia

 

Saint-Jean du Var, Le 18 mai

Au téléphone il n'était pas là. J'ai déchiré des dizaines de lettres : je préfère lui parler. Il faut que je sache les week-end où il montera au village.

Je traîne. J'ai visité le musée. Quelle connerie leurs mannequins de cire! C'est mal fait. Il n'y avait encore personne sur la place, aussi je suis rentrée.

J'ai l'impression de tourner en rond.

À bientôt. Sonia

 

Le 21 mai

 

Dernière nouvelle : elle est enceinte. la garce!

J'ai bien essayé de parler. J'ai simplement dit que j'avais des difficultés à vivre.

Il m'a dit que je suis toujours aussi belle. Il m'a demandé si je revoyais mon ami de Nice, et il a ajouté : « fais des enfants toi aussi. Tu n'aimes pas les enfants ? Moi j'en aimerais une maison pleine ».

Je prends le train de trois heures pour Nice. Je me dépêche de ranger mes affaires. Gérard m'attend à la gare. Je n'ai pas l'adresse, je te l'enverrai dès mon arrivée.

Sonia

 

À Nice, le 25 mai

Chère Joëlle,

C'est sympa la communauté, mais la vie dans cette ville tourne au ralenti. C'est décidé, je reviens à Marseille.

J'ai essayé plusieurs fois de te téléphoner. Personne. Après il était trop tard.

Hier soir, on a fait une fête. Quelqu'un a pris le livre sur Saint-Jean qui était sur ma table : « Son rôle prestigieux à travers l'histoire de la France ». Les notables de villages ne sont pas différents des responsables culturels des grandes villes, dont tu me parlais dans ta dernières lettres. Et bien sûr : les photos des mannequins de cire! On était pliés de rire.

Je rentre le 27 dans la journée. Je compte sur toi pour m'héberger le temps de souffler un peu.

À mardi, donc.

Sonia

 

 

 

 

 

 

Sonia résistait pour ne pas sortir du rêve. Dans le lit, tout contre elle, son ami bougeait, remuait sans cesse.

 

L'homme du rêve disait : « Mais, moralement, ne sommes-nous pas devenus des couples qui seraient comme des Sade contre des Sade ? »

Il parti une fois sa question posée. Un autre homme prit sa place. La femme du rêve reconnut un intime. Elle voulut lui faire comprendre sa façon de vivre le couple. Surgirent alors des nomades sur leurs chevaux.

La femme avait continué à parler d'une autre manière d'aimer. Le deuxième homme lui avait répondu avec ironie que les nomades ne pourraient entendre ce qu'elle tentait de dire. Et il partit lui aussi.

La femme, dans le rêve, essayait maintenant de s'adresser aux nomades ; de leur expliquer qu'elle avait une toute autre réponse ; que, pour elle, l'amour était autre chose. Même ceux qui se penchaient et frôlaient son visage pour mieux entendre, passaient sans attendre sa réponse.

 

C'est en essayant de se lever dans le noir que l'ami de Sonia fit du bruit en heurtant la porte. Cela la réveilla tout à fait. Il était quatre heures du matin. Elle essaya de se souvenir du rêve.

Quand elle le raconta à Joëlle, il ne lui en restait toujours que la fin.

 

 

 

*

 

 

 

 

 

JOËLLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Ouessant, île de femmes », titre le documentaire. Le journaliste demande à l'une d'elles s'il est dur d'être mariée à un homme qui reste absent des mois en mer. « Au début, j'étais follement heureuse quand il rentrait. Lui était très content. Aujourd'hui, je suis très contente quand il revient. »

 

Joëlle n'écoute plus, elle regarde les images qui défilent. Les visages d'enfants, à l'école, qui rêvent du continent. Une femme étend son linge. Une autre, sur une petite route, pousse un landau, un deuxième enfant la tient par la jupe et avance, l'air têtu. Les rochers balayés par les vagues.

« L'île, difficilement abordable, ne peut être une île de pêcheurs », explique un habitant.

 

 

 

 

 

 

 

Les amandiers bordant le jardin de l'ancienne carrière avaient déjà des fleurs. Sur les autres arbres, la formation des bourgeons que son mari suivait avec attention, s'opérait. Le mois de février commençait à peine.

Chez Joëlle, la perte d'illusions laissait affleurer ses désirs. Son scepticisme l'amena à réconcilier désirs et volonté.

Elle entendit du bruit dans la pièce voisine. Le petit chat, adopté une semaine plus tôt, venait de renverser une pile de livres. Il se laissa longtemps caresser, roulé en boule. Joëlle retourna s'asseoir à sa table, essayant de faire le vide avant d'écrire. Mitsou, le chat, la regardait en ronronnant.

 

 

 

 

Joëlle anticipa ce court trajet qu'elle faisait maintenant depuis six mois. Bientôt les escaliers de pierres, avec, à droite, le restaurant et sa terrasse en plein soleil et, tout au bout, le jardin public.

Encore une rue toute en pente, et puis la petite place qu'elle aimait tant. Son esprit s'arrêta longuement sur cette place ombragée avec son bassin et sa fontaine. Ensuite le quartier deviendrait plus populaire, et l'atelier ne serait plus loin.

Ses espadrilles glissaient rapides sur le sol. Elle venait de quitter la colline. Une fois les villas atteintes, elle put voir la mer, fit une halte, et essaya de distinguer les bateaux en réparation sur la grande jetée. Elle n'en compta que trois de taille moyenne, songea aux licenciements et repris son parcours.

Une forte odeur de goudron persistait des travaux à peine achevés. Joëlle sentait, légère sur elle, l'étoffe de son chemisier. Des femmes remontaient lentement la rue, chargées de commissions. À mi hauteur, devant la porte ouverte du garage, toujours le même homme qui bricolait.

 

C'est en arrivant aux escaliers de pierres qu'un deuil l'envahit. Une de ces impressions de mort qu'elle taisait.

C'était autre chose que de l'angoisse. Ses jambes restaient sûres. Il faisait beau. Toutes pulsions de fuite, celles subies et celles désirées, ne se pressaient plus au fond d'elle. Au fond d'elle, ça restait silencieux.

Dans une discussion, la veille, l'ami avec qui elle s'était associée, et tant investie dans un atelier de gravure, avait pris ses distances. Il lui avais signifié qu'il pouvait se passer d'elle, de son association, de sa camaraderie.

Joëlle avait bien essayé ces derniers temps de chercher des solutions, de se rendre plus indispensable, de trouver une sortie. Pour une fois, le choix de l'abandon ne venait pas d'elle.

Elle aurait aimé avoir plus de rage, se disputer avec l'ami, lui reprocher son égoïsme. Elle, elle n'avait pas eu peur de s'investir, perdant temps et argent. Un stage subventionné les aurait sorti d'affaire. Elle n'était pas partie pour ça.

« Maquis social », ces mots qu'elle se remémorait de ses premières lettres à Sonia— et que Sonia reprenait à tout propos — la ramenait loin en arrière, se chargeaient d'impossible.

 

Arrivée à la place, elle hésita, alla au marchand de journaux, puis rebroussa chemin. Le sentiment d'exil restait vif. Elle se disait que, dans cette entreprise, elle n'était pas vraiment arrivée à faire sa place.

C'est surtout le trajet qu'elle regretterait. Ce trajet qui maintenant n'avait plus de sens. Son travail, l'odeur des encres, une table avec ses pinceaux, il faudrait les retrouver ailleurs.

 

Revenue à la hauteur du restaurant, voyant les serveurs mettre les tables, elle décida de rester au jardin. Elle en fit le tour et, ne voyant pas le gardien, s'assit dans le gazon. Elle voulut lire le quotidien, mais très vite des chiens la dérangèrent. Elle n'arrivait pas de toute façon à se concentrer. Joëlle s'allongea alors tout à fait, se laissant distraire par des bribes de conversation. Le quartier était pauvre en jardins, aussi celui-ci était-il très fréquenté. Les enfants criaient, riaient, les vieilles parlaient de toutous.

Elle laisserait passer une semaine ou deux avant de retourner à l'atelier prendre ses planches, rendre les clés. Ça ne pressait plus.

 

 

 

 

 

Ils allaient à la plage voir le vent. Joëlle avait fait connaître à Didier tous les bistrots de quartier avec cours ou vérandas— avec quelquefois le bruit des boules, le déplacement des joueurs et, toujours, l'ombre du platane.

Parfois, très tôt, quand l'idée d'envisager la journée se faisait si forte, elle sautait littéralement du lit, affrontait la rue, et se retrouvait en face de chez lui.

Il n'apparaissait jamais ensommeillé.

 

« Jusqu'à quel point peut-on faire des concessions à son plaisir ?— Jusqu'à quel point peut-on faire des concessions avec son plaisir ? »

Joëlle ne sut plus très bien laquelle des deux questions était venue d'abord se poser dans son esprit.

 

Il la conduisait dans des cafétérias de grandes surfaces, où ils prenaient alors un vrai petit déjeuner, sur fond de musique entrecoupée de flashes publicitaires.

Accourir la nuit parce qu'elle a le cafard, quitter son travail parce qu'elle en a marre d'attendre : Didier ne montrait jamais de l'agacement dans ses demandes de présence.

Chez lui, elle retrouvait sa propre manie d'atterrir dans ces lieux où l'on ne peut s'installer vraiment.

 

 

 

 

 

Chacun s'agite : nappe, couverts ; aller chercher les chaises qui manquent, dans le jardin. Ça parle social : « ...les ethnies qui habitent Marseille... » ; ça parle psy : « ...ce sont des personnes qui se sont senties rejetées...»

Ils sont amis d'amis, pour la plupart. Le mot « senties » l'arrête un bref instant.

 

Elle reste debout près de la fenêtre. Une semaine plus tôt, ils s'étaient revus dans la banlieue aixoise. Chacun était accompagné. Ils n'avaient pu s'éviter dans cet ensemble de grandes surfaces, à la sortie de l'autoroute.

Rien ne laisse percevoir que Joëlle pense à Didier.

Didier était l'aimé. D'ailleurs, en le lui présentant, il avait dit « mon compagnon » comme elle avait dit « mon mari ».

 

Quelque chose lui échapperait toujours dans ces dîners de « pro ». Les hommes discutaient polars des années cinquante autour de la table desservie, les femmes, regroupées plus loin sur la banquette, parlaient des soucis que leur causait leur corps.

Sous l'oeil rieur de Joëlle, se glissait une inquiétude. Didier ne lui avait-il pas dit : « il est méchamment jaloux » ? Leurs jeux amoureux devaient se dérouler après une série de rites précis. Ils devaient être de ces amants que seule l'aube sait réunir.

 

« C'est comme mon fils, il ne s'intéresse à rien.— Nous devons terriblement les ennuyer à leur seriner notre Mai 68. »

Joëlle ajoute : « Sans oublier notre nouveau truc : la culture ». Et, d'un ton plus appliqué : « Ils sont beaucoup trop encadrés ».

La soirée touche à sa fin.

 

 

 

 

 

Le soir de leur rencontre, elle avait écrit à Didier : « Les hommes que j'ai aimés avant vous avaient le cynisme de la liberté ».

Dans le souvenir de la nudité de leur corps, elle se délecte encore.

 

Devant son travail qui n'a pas avancé, Joëlle se répète : « Mais qu'est-ce que tu as donc dans le coeur ? »

Ça pataugeait ferme. Plus que cela même, un arrêt net. Avec son mari, ces longs dialogues, comme pour retarder le départ matinal. Être d'accord quand il lui dit de prendre la ferme décision de rendre leur vie plus conviviale, voir des gens, sortir.

 

Un jour, au marché des Capucines, dans un hôtel, Didier est méconnaissables.

Une autre fois, elle le retrouve à la lisière d'un monde. Il la présente à des amis. On lui demande : « Dans quelle branche êtes-vous, au juste ? »

Comme à son habitude : « Je ne suis rien ».

 

*

 

 

 

 

PERSIENNES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Un jour, avec le garçon qui allait devenir mon amant, pourtant toute perdue dans son cou, sa chemise entrouverte sur son buste, je m'aperçus qu'il regardait l'horizon. »

Son mari sourit, augmenta la pression de ses bras. Joëlle le laissa parler de l'importance de l'horizon, du vertige qui peut saisir lorsqu'on perd le sens de l'horizon.

Tout cela ne lui disait pas pourquoi les hommes regardent si souvent l'horizon.

 

 

 

 

 

Joëlle croise les volets. Joëlle sort dans le jardin avec, sous le bras, le paquet de revues trouvées dans le vestibule. Joëlle s'installe confortablement pour prendre son café. C'est encore Marseille : l'autoroute Nord passe tout près. Des oiseaux chantent.

« Il y a de plus en plus d'abeilles sur les plages », avait dit Sonia. « C'est peut-être vrai que la terre se réchauffe. Le pire, ce sont les moucherons dans le centre ville. »

 

La veille, Joëlle avait avoué à Sonia qu'elle avait le bourdon. Sonia lui renvoya sèchement : « Il faut te remuer! Viens à la maison une semaine, ça te fera des vacances ».

Cette maison, prêtée par un ami, Sonia ne supportait pas d'y vivre seule ; d'être entourée d'usines fermées— et si loin de tout. En attendant, cela la dépannait. Il lui suffisait de s'arranger pour qu'il y ait toujours quelqu'un avec elle.

 

Elle se réveille à l'heure du déjeuner, demande à Joëlle si tout va bien, parle du vernissage « pas du tout intéressant » où elle était invitée la veille au soir.

« Ce qu'il faut de désespoir pour le plus grand amour ; pour les plus grandes choses...» Comme Joëlle écoute étonné, elle ajoute : « Pour tout. Tu ne trouves pas ? C'est toi, hier, qui me disait que tu avais le bourdon ? »

 

 

 

Didier fit le vide. De Joëlle lui revenait la voix : « Vous vous trompez quand vous dites que vous venez du prolétariat. Ce n'est pas sans raison que les anglophones ont inventé le terme de salary men. Il est vrai que cette classe est elle-même très hiérarchisée... »

 

Ils avaient longuement parlé du choix de la solitude ou de la vie en couple.

— Pour moi, cela reste une contradiction intérieure, mais devient rarement un conflit. De toute façon, je suis incapable de vivre seule. Je ne comprends pas ceux qui vivent seuls tout en se plaignant de leur solitude. On peut tout aussi bien se plaindre, comme moi, de vivre en couple parce qu'on est incapable de vivre seule. Bien sûr, il y alors quelque chose de culpabilisant.

— Oui, car c'est de l'autre alors qu'il s'agit. La solitude ne concerne que soi. Moi aussi j'ai des regrets mais c'est l'autre que j'aime que j'ai choisi.

 

 

 

 

Sonia voulait être aimée pour ses idées ; qu'on dise d'elle : « c'est bien ce qu'elle fait ». Plus que cela même, qu'on parle de son monde. Elle avait espéré qu'avec Didier se fasse une telle rencontre.

 

À aucun moment il n'avait été question de travail dans les propos de Sonia, bien que Didier fût intrigué par des mots techniques— signifiant, réification... — qu'elle employait.

Un discret tatouage au bras, un foulard indien ; Didier pensa à quelque secte secrète. « J'aime tant bavarder », avait-elle dit.

 

 

 

 

Elle le suivait. C'était comme plusieurs fois déjà— sauf qu'elle se savait n'avoir rien à répondre si sa soeur, une amie ou quelqu'un du village, curieux de lui voir quitter le coeur de la fête, lui demandait où elle allait.

Il lui semblait que ce serait peut-être moins grave si l'on n'apprenait pas qui c'était. Peut-être s'était-elle habituée au secret. Tout en le suivant, elle essayait maintenant de laisser une plus grande distance entre eux.

C'est ce jour là, arrivés à l'attente-abri de la gare, que Sonia refusa encore, mais pour la dernière fois, d'aller faire l'amour.

 

 

 

 

Elles sont assises en tailleur sur le tapis. Sonia parle d'une de ses amies : « Tout ce cinéma! Pourquoi ne pas rester simple ? »

« Sais-tu », dit Joëlle, « que, chez les très jeunes enfants, ce sont les filles qui parlent le plus tôt ? »

Sonia pense que tout le monde ne ressent pas, avec autant d'intensité, une sorte d'impression de vide devant les autres. Elle trouve que les hommes se débrouillent mieux avec. Pour Joëlle, cela tient à ce que les femmes se sentent plus responsables de ce vide. On leur laisse le rôle de recevoir, d'organiser les ambiances.

 

 

 

 

Enfin c'est ici que Sonia s'installa. « Ici » se trouvait aux pieds de Notre-Dame-de-la-Garde. Son quartier ressemblait à un village. De sa fenêtre, elles voyait ses ruelles en escaliers, ses ruelles fraîches même en plein été, sa colline de conifères que les promeneurs avaient sillonnée de petits sentiers.

Dès qu'elle avait ouvert les volets, elle allait à la boîte aux lettres.

 

 

 

*

 





Extrait paru dans Cornaway
© 1989, Francine Laugier
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