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Francine Laugier

 

 

 

Quelquefois nous paraissons heureux

 

 

 

 

III

CE N'ÉTAIT PAS UN MARIN

 

 

 

 

 

 

Elle partit sans dire au revoir.

Dans sa solitude, le réconfort ; le soleil sur sa peau, le rien faire.

 

 

 

C'est toujours en descendant les escaliers de pierres qu'elle avait le sens des générations. Elle se disait alors : « une femme grecque aussi était heureuse quand les beaux jours revenaient ».

 

 

*

 

 

Avant, devant

 

Dans cette mer

Tangue tangue

Même la bouée

 

Coup de fil

Peut-être

Amis retrouvés

 

Sens perdu

Des hommes avant moi

Avant moi désemparée

 

Les actes séparés

Difficile

Le chemin du plaisir

 

Des hommes avant moi

Désemparée

Leur histoire est aussi mienne

 

Devant pourtant

On m'attend

Je dis bien devant

 

Je parle

Tu me tiens par le cou

Dans cette rue

 

*

 

Toujours, à chaque instant

 

 

Et toujours l'image fut là, posée, sous ce ciel craquant, toujours dans ces heures où bouche et paume de main restent humides, mon âme se tourne,

à chaque instant je me suis couverte d'ombre, ombre à paupière, ombre de la tonnelle rose, toujours cils et volets battants,

toujours le soleil se lève à l'est, sous ce ciel, à chaque instant change la forme des nuages,

toujours le matin le boulanger livre le pain,

toujours je descends la côte, touffes d'herbe électrisée, lisière du portail, défilent les murs blancs,

assise, à chaque instant j'écris des mots qui se veulent barque mouillée,

toujours on dresse la table,

en bas, non loin, la ville, toujours, par vagues, par vagues, amène ses bruits sourds,

à chaque instant l'image marque, toujours emporte mon coeur, et toujours l'image fut là, posée, par vagues,

 


 

ici la falaise goutte le ciel marin,

ce soir, est en transe indigo,

plus loin on raconte qu'une jeune gitane trace des signes sur un réservoir d'eau,

plus loin encore, sur les escaliers de pierres, ses pensées, comme une bobine se dévide,

ici je sus qu'il y avait fête,

plus loin, sereine, sur le pas de la porte la silhouette furtive, ici, dessine l'air qui vibre, le son d'une voix qui se veut pleurs salés,

ici, dans ces heures où bouche et paume de main restent humides, mon regard se tourne,

ce soir la falaise se veut en transe indigo,

 


 

à chaque instant le joueur bat les cartes, défilent les murs blancs, toujours, cils et volets battants,

craque l'allumette sur le soufre, dans un coin la jarre où repose l'eau de pluie,

toujours chaises éparses laissent trace, et toujours s'ouvre fleur au matin,

sous ce soleil, à chaque instant s'irise, violet, son reflet sur la coupe,

Souvent, installée près de l'office, j'écris un songe, à chaque instant repousse l'heure, et toujours caresse l'odeur d'ail, de thym ou de tomate,

 


 

ici les hommes défient les regards, maintenant par vagues montent de la ville, supportent l'heure où l'ombre se dresse, plus tard reposent les mains sur leurs cuisses,

maintenant un chien dort sous la tonnelle, une femme derrière ses persiennes, plus tard le son d'une voix qui se veut pleurs salés,

la serveuse range tables et chaises, plus tard du sable fin sur les pieds, seule me laisse l'horizon, maintenant je feuillette, maintenant l'apparition,

mon pas résonne, plus tard encore je me vois sable brûlant,

 


 

maintenant la parole brûle, les mots un à un se consument, maintenant tu ouvres le boîtier,

la langue goûte la pile et s'assure qu'il reste de l'électricité,

à chaque instant la question fuse, toujours, belle captive, la flamme du briquet,

à chaque instant la lecture finit, le verre sur le comptoir, la taille ceinte de rouge tu interroges les regards, le choix se pose et toujours les mots s'en vont,

maintenant ton pied frappe le carrelage, maintenant sa voix lointaine résonne, à cet instant le sens souffle, pommettes enflammées,

maintenant la parole de vos corps a fini par se taire,

tu raccroches le téléphone, toujours les mots s'en vont,

 


 

ici je te parle du livre, de la branche cassée, du lait arraché des mains du vendeur, que je déverse dans le plan d'eau de la place,

ici le boitement d'une femme me fait peur,

maintenant l'absence me laisse tranquille, maintenant par vagues, par vagues les mots détruisent, d'abord de mon corps est sorti un fou rire, revêtue de mes plus beaux habits maintenant je dérive dans les rues le livre dans la main, le boitement d'une femme qui passe me fait peur, plus loin encore je me découvre orpheline, et c'est plus tard,

le lait arraché des mains du vendeur, que je déverse dans le plan d'eau de la place,

maintenant j'arrache une branche de l'arbre, maintenant je me dénude, maintenant je ne sais plus, le jour, la nuit, l'amant, le livre, l'arbre mort,

c'est au petit matin que tu m'as découverte, mes pieds sales de vagabonde furent lavés,

maintenant nos bouches se taisent, et toujours tu vas chercher le pain avant qu'il ne soit trop tard,

tu me dis, « toujours il y a eu en toi une quête », moi je remplis le saladier de fruits,

je mords dans un citron acide, dès le lever je fume et bois du café fort, depuis j'ai refermé le livre,

 




 

maintenant s'allongent les instants, maintenant un coeur bat si vite, et toujours creuse l'attente,

sur cette route un homme me fait signe, plus loin un barrage se dresse,

bleuté le jour se lève, maintenant, je retire l'anneau, seule se fait la décision,

dans une chambre, tout près, une femme les mains sur les tempes,

maintenant des regards qui déjà se baissent et se ferment, d'autres qui se voudraient encore fiers, et volontaires, et toujours la bouche vomit le mot guerre,

si loin les corps qui se prélassent, et ceux qui travaillent, maintenant tout est masse compacte,

maintenant mon coeur se tait, maintenant le temps s'est fait léger,

 

*

 

Tout, à ces moments là, ne devient-il pas monologue ?

 

Je l'emmenai sur le sentier qui va à la chapelle. Essoufflés, nous nous arrêtâmes à mi-chemin. Là, je me perdis à regarder les gravillons.

Quand je relevai la tête, je le vis, le regard perdu au loin, éveillé pourtant, toujours aux aguets.

 

« Tu crois qu'il fera beau demain ? » Ma question le fit revenir. Il se tourna légèrement vers moi, sans pourtant quitter l'horizon qui s'agrandissait sous son regard circulaire. Je n'écoutai pas sa réponse.

Je ne pus m'empêcher de ressentir un agacement au souvenir de notre première rencontre. Aucune explication ne me satisfaisait. Le défilé d'un tas d'anecdotes emplissait mon esprit. Cela augmentait ma crainte de l'aigreur. Je voulais partir, rentrer. Et je n'arrivais pas à me décider.

« J'ai le cafard, ma journée est gâchée. »

 

La nuit était encore loin. L'amant, le soir, de sa main soulèverait mes reins, les caresses sur mes seins creuseraient mon ventre.

« C'est décidé, je rentre. Je crève de froid. »

 

*

 

Je le trouve beau

 

Ses cheveux encore mouillés, il lit. Il a dû complètement s'oublier, je le sens à sa beauté. Quand il se plaît il a un autre visage ; tout en lui s'allonge. Quand il veut se plaire, il fait le tourmenté. C'est comme cela qu'il aime à se montrer : soucieux.

Si nous étions seuls, je lui dirais « j'aime à te croquer ». Si j'osais, saurait-il, plus tard, détacher de lui son regard ?

Son regard, ses mains caressantes, tout mon corps saisi.

 

*

 

Quelquefois nous paraissons heureux

 

Dans cette ville tout me reste inconnu. L'essentiel de sa banlieue, ses îles, son histoire, le nom de ses rues.

La ville elle-même ne vit que de son passé. Celui-ci reste pourtant très flou pour ses habitants. Aucun monument ici ; même le vieux ne date pas d'un siècle et demie.

Nous disons « insalubre » pour ses vieux quartiers.

 

Ici, nous venons tous d'ailleurs. Nos regards sont fuyants. Les jours d'hiver ensoleillés, nous sommes tous dehors sur les terrasses des cafés, au bord de la mer. Nous paraissons heureux.

L'étranger qui passe dans la ville croit que nous savons bien nous installer.

 

*

 

Je m'amuse à tracer des perspectives

 

Les oiseaux et les voiliers marquent des perspectives. C'est à cela que mon regard s'amuse au bord de la mer.

Lui va et vient, s'arrête près des rochers, aime à voir la mer monter, grignoter de plus en plus sur le sable.

C'est l'heure où la navette pour la grande île Corse passe. Beaucoup resteront sur le pont, blottis, jusqu'au petit matin.

Sur cette plage, pourtant immense, je sens tout à coup comme la trace d'un regret. Les marins ne sont qu'un mythe, dont j'ai l'impression d'être la seule à me souvenir.

 

*

 

J'étais de bonne humeur

 

J'étais de bonne humeur sans raison précise. Je l'attribuais à ce que, quoique en hiver, nous avions de belles journées ensoleillées.

Quand je lui dis cela au téléphone, il me répondit : « c'est que tu dois être amoureuse ». Je ris, mais je dus bien voir qu'il avait raison.

 

Je repensai à un ami avec qui je bavardais souvent. L'amour était un de nos sujets favoris. Il me reprochait de désirer l'amour. Pour lui, ce n'était pas quelque chose à attendre : l'amour se rencontrait et, disait-il, il valait mieux ne jamais chercher à l'éprouver.

Non qu'il voyait l'amour comme un fardeau, mais plutôt comme une grâce. « Et la grâce, cela vous tombe dessus », disait-il.

 

Ces conversations me revenaient, sans la moindre envie de vérifier ses propos. Je n'en pensais rien, et ne cherchais à aucun moment à savoir s'il avait raison. Non, plutôt une gourmandise de penser à l'amour, de vouloir en parler, d'écouter en parler.

 

*

 

Après tant

Et tant

De baisers

 

M'enveloppe

Ce corps où j'aime

Ruisseler

 

*

 

Nous n'avions pas l'impression de nous amuser. Nous avions l'impression de vivre.

 

*

 

S'amuser à brouiller le temps

 

Ranger la maison et se coucher à sept heures du soir, une bougie allumée, sans savoir quand on se lèvera.

 

Derrière la véranda du bar, même au mois de février, je peux prendre le soleil. Il est bon alors, en plein après-midi, de commander une assiette de crudité, puis de fromage.

 

C'est bon de se réveiller tôt le matin, seule au lit. Sentir le jour se lever, toute la ville encore endormie.

Puis je me rendors.

 

*

 

Nous sommes là à attendre. C'est peut-être la lisière d'un désert. Il fait chaud.

Lui, assis par terre. Il est condamné. Je le sais, mais je ne veux pas le croire.

On vient le chercher. Il y va. Il y va vraiment comme on va se faire pendre. Je le tire par la manche. Je lui dis : « Je ne suis pas d'accord. Je suis désolée ». Je le suis, on l'entraîne.

Tu demandes à un de tes amis : « ce n'était pas un marin ? » Il te répond : « non, il n'était rien ».

Je dis : « On s'attache aux autres ». J'attrape son bras. J'essaye encore.

 

*

 





Extraits parus dans Doc(k)s et Lieux d'être

© 1987, Francine Laugier
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