Francine Laugier - SAUTES D'HUMEUR

SAUTES D'HUMEUR

Parfois, elle avait tellement peur d'être seule, qu'elle s'agrippait à qui était à portée de sa vie. Elle vidait l'espace de tous ses objets pour ne trouver que l'humain. Dans la conversation, elle ne mettait pas sa touche, elle abandonnait l'autre. Elle laissait mourir l'action dans les volutes de fumée. Elle disait alors avec brutalité : « je ne m'aime pas ». Petit à petit elle abandonna le monde, elle se protégea. Enfin elle finit ses deuils. Quand il se fit paix en elle, elle se dit qu'elle avait perdu beaucoup de temps, et qu'elle s'était fait des cheveux blancs. C'est tout.


La poudre à récurer a allumé des reflets sur les casseroles et les carreaux de la cuisine.

Pour l'eau des épinards, je fais le geste de soupeser le gros sel blanc.

Épaisse, à gros carreaux, dans la panière avec le pain, la serviette de table.

La vieille couronne mortuaire, délavées ses perles roses et violettes, pour me faire un collier.

Un moine passe devant ma cabane. Encore plus retirée que lui, du monde.

Je ne suis plus habituée, la nicotine me soulève, esprit éveillé.


J'ai laissé passer les heures, et maintenant ça m'est difficile, et maintenant ça m'est égal. Je n'ai plus la fougue des premiers moments. Me pardonner, me pardonner de me malmener. Partir sur autre chose, ne pas laisser tomber l'instant dans le temps, m'aliéner dans l'agir. Oublier le temps tellement il colle à l'action, tellement il colle à mon corps. Me perdre tout en conduisant mon art, comme Séléné avec son char tiré par un bœuf.


Tu avais assez fait. Tu ne lui donnais plus que ce qui était dans tes forces. Ta maladie t'avait grignotée petit à petit. Si peu d'air ce mois de juillet, nous étouffons sous le poids de la chaleur. Te voici sous d'autres cieux. Les anciennes maladresses disparues ont fait place à la lourdeur. Pourtant la charge est moins insupportable. Attendait-il que ta colère sorte ? Apparaître, surgir, l'étonner. Quand la conversation se fait intense, savoir la robustesse de ton âme.


Ta voix fuyait au loin, comme si tu ne voulais pas que je rattrape ton émotion. Des brisures, tes mots rigides qui se voulaient maintenant désinvoltes, tes mots, comme pour faire un pont avec une pensée positive, nous laissaient dans des silences glacials.


Laisser là le temps ! Partir sans passeur. Pour tout guide, des émotions volontaires ; des signes plus que des images, comme les flammèches de ma tunique éclaircissent mon visage.

Accepte de laisser là le temps. La force de l'éros t'emporte dans un dépaysement que tu ressens par tous tes pores. Va, cours, le temps toujours est là.


Rêve de guerre, dont un garçon pourrait dire « rêve d'aventure ». Maintenant c'est du corps-à-corps la lutte qui se joue dans mes rêves. J'y suis courageuse mais en même temps prudente. Pas casse-cou, j'y passe les épreuves, très physiques, éprouvantes de vertiges, de sang-froid. Je n'en retire aucune gloire, dans le rêve, comme au réveil, tout m'apparaît très naturel.


Tard dans la nuit, en ombres chinoises, je joue avec le mur. Puis l'orage a occupé toute mon attention. J'ai même eu peur tellement ça tonnait. Heureusement que je ne voyais pas les éclairs. Dans la journée les cigales s'étaient tues. J'avais regardé dans le petit pot l'état du sel pour évaluer le taux d'humidité. Maintenant le jour se lève, la pluie s'est arrêtée, le ciel reste menaçant. L'orage reprend de plus belle. Comme le son de la cloche paraît discret par rapport au vacarme du tonnerre ! Les voisins s'éveillent. Je bois de l'eau par gourmandise.


Combien de fois je me suis assise, au pied de mon lit, pour penser à ma condition d'humaine. Je n'y ai trouvé que pâleur, impressions animales ; mon âme aurait aimé cracher sur le poids de la fatalité. Saut après saut, j'atteignais la terre ferme. Je retournais regarder les tableaux noirs pensifs.


Que m'as-tu dit dans le lointain de la nuit ? Dans les nuages, j'étais à défaire mon énervement que le hasard de la journée m'avait amené. Tu as si vite filé entre mes doigts, me laissant seule dans la moiteur de l'obscurité. J'errais dans le sommeil, comme erre un chien abandonné, toujours à la poursuite d'une caresse. Le jour ne m'amène pas plus de certitude, je rôde dans la pensée à la recherche d'une porte où enfin l'éternité m'habiterait.

Pendant qu'il est encore temps, plonger dans ce qui fait une vie d'homme.


L'agoraphobie est une anorexie de l'espace : on ne veut pas manger de l'espace. Par contre un caractère contemplatif est une boulimie du temps : vivre chaque temps morts.

Un jour quelqu'un m'a confié qu'il passait son temps à faire « des temps morts » , comme tout arrêter pour fumer, prendre un pot, rêvasser, cela des journées entières. Il était captif du temps. Il me disait « c'est comme si je ne je ne devais jamais revenir à la vie si j'agissais ». Il était accroché au vide du temps.


Mon corps enfin ! Lui, de nulle part dans la douleur... Mais là, assise, comme une ouverture dans le présent : intime, et entière sensation de bien-être.

Être loin, l'esprit et le corps dérivant, toute occupée à taire la souffrance. Je masse ma jambe avec de la pommade à l'odeur d'éther.


La douleur me masque. Elle ne me fait plus toucher terre. Elle joue le corps-à-corps. Le quotidien disparaît. L'épreuve devient prière. La litanie pour noyer la souffrance. La litanie scande, pour seul rythme. Après la visite du docteur, un autre rythme s'ajoute : celui de la prise des médicaments, qui avant de les faire disparaître estompe les maux. Quand le tumulte de la souffrance finit, j'habite alors mon corps en entier, c'est reposant.


Comme si je ressentais la respiration de tous mes pores, comme des millions de chatouillements, le dedans effleurait ma peau ; j'étais baignée de ce délicieux plaisir. Je n'étais plus que ce surprenant plaisir. Tout était battement de cet immense frisson. Je me suis demandé d'où venait ce bruissement de mon corps. Je me suis demandé comment sans être pénétrée je pouvais ressentir une jouissance plus forte. Tout s'est éteins en moi. Je me suis assise sur mon lit, pieds nus sur le carrelage froid. Je me suis sentie bestiale et malheureuse de mes maladresses.


Je n'ose t'écrire que je mouche, que je mouche. Je n'ose toujours te parler de ce corps « âmer », car il doit bien y avoir de l'âme amère là-dedans…

Je suis comme lavée par le rêve. Mais quel était ce rêve ? Bienheureuse je ressens le pardon. Maintenant que mon eau est claire, quand je me souviens, je me souviens.





Francine Laugier, fin été 2013.



© Francine Laugier, sept 2013.
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