Site de Francine Laugier

 

 

 

Les frissonnements
de l'espace et du temps

 

 

 

Francine Laugier

 

 


 

 

Silence

 

 

 

 

 

J'irais vers le silence. Je m'allongerais dans le silence. Je sais bien que j'occuperais ma bouche à quelque boisson, quelque cigarette à fumer. Mais j'irais vers le silence. Je serais dénudée dans la chaleur, et la bataille, en moi, se jouerait seule. Ni mettre bout à bout, ni recréer. Non, rien. Et je m'allongerais dans le silence. Ce jour-là je bois du lait. Il n'y a plus d'alcool. D'ailleurs je ne veux pas être saoule. M'attire la rêverie. Je la rejette brusquement. Et je vais irrésistiblement dans l'angle que font les murs. Pauvreté du silence, le brouhaha m'amènerait au centre de la pièce avec des gestes dansants. Combien est primitif cet angle que font les murs, me ramène à mes sanglots d'enfant.

Je m'allonge dans l'herbe et je regarde le ciel. Tout devient plein. Je ne peux plus m'allonger dans le silence.

C'est dans la maison que je m'allonge dans le silence et que je me retrouve irrésistiblement dans l'angle que font les murs. Et c'est là que je pense aux autres. À ceux qui ont habité la maison avant moi. Et puis je fais le point. Quand je m'allonge dans le silence, je tente toujours de faire le point. Si je n'y arrive pas, c'est faute d'y rester.

Je constate, dans le silence, que mes violons ne sont pas accordés. Je sais que mon âme est forte et que mon esprit est faible. La bataille est dure. Ne pas réfléchir pour rester dans le silence. Le charme est tombé. On ne peut rien calculer dans le silence. Me rasséréner dans l'angle que font les murs. C'est puissant l'angle que font les murs, on y sent la force de l'architecture. Et couchée, flottant dans le silence, on s'accroche à cet angle que font les murs. Plus on flotte dans le silence, plus c'est solide cet angle que font les murs.

Allongée dans le silence, je ne peux pas me mentir.

 

 


 

 

 


Le déplacement dans le temps

 

 

 

 

 

Ils courent après le temps, alors qu'elle sait que le temps et l'espace ne sont pas séparés. Ils courent après le temps, elle se feutre dans l'espace.

À l'arrêt, elle voit le bus qui part et trace l'espace. Elle le suit des yeux et se protège d'être immobile. Marcher dans la rue, pour elle, est tracer dans le vide. Le précipice, les immeubles très hauts, lui donnent le vertige.

Ah, si l'on pouvait tracer dans le temps, l'espace serait plus habitable. Au lieu de cela le temps fuit et l'espace à des trous, comme ces trous noirs dans sa tête. Ah, si l'on pouvait tracer dans le temps, l'espace serait stable et infini. Jusqu'où peuvent aller ses pas ? Le temps s'égrène et elle voit son passage sur son visage. Tandis que l'espace se tient dans le vide. C'est rond et on le sent plat. Au lieu de cela elle se feutre dans sa chambre. Elle aimerait courir après l'espace.

Dans la rue l'espace si vaste lui fait faire des haltes : le bar tabac, la boulangerie... Elle, elle court après l'espace.

L'espace privé, l'espace public. Le temps est à tout le monde, même subjectif.

Dans la rue elle court, elle avale l'espace. Elle veut rapprocher le point de départ, la maison, au point de rendez-vous. Dans la rue le temps la quitte..

Elle calcule le temps qu'il lui faut pour faire ses trajets, pour avaler l'espace.

Le temps est le temps de l'histoire, l'espace le meuble.

Il lui faut du temps pour se décider à sortir, l'espace lui apparaît vide de temps, infinie la terreur.

Raccourcir l'espace. Dans la rue le temps lui apparaît déréglé, les minutes s'éternisent. Si dans la rue le temps la raisonnait, l'espace deviendrait habitable. Plus que cinq minutes pour arriver à la maison, ce n'est pas la mer à boire.

Le temps se fige, l'espace s'agrandit.

Le temps, l'espace et la matière donnent « un champ ». Le champ c'est son quartier. Après il faut passer des frontières imaginaires. Et là c'est inscrit dans l'espace. C'est loin, c'est près. Le temps à consistance.

Elle sait que pour maîtriser l'espace il faut maîtriser le tempo. Le coeur s'accélère, les mains et les jambes tremblent un peu. Tout doux, ce n'est pas éternel. Maîtriser l'accélération de son coeur en respirant profondément, bien poser ses pieds sur le sol. Mais si le temps devient une boussole folle, tout est foutu. Encore tant de temps, il me faut au moins ce temps, et alors le temps va vite et se ralentit en même temps.

 

Dans son espace privé elle met des fleurs, elle fait brûler de l'encens. Il y a la chambre avec la bibliothèque et le bureau, la cuisine où elle mange et parfois lit. Dans son espace privé elle voit de sa fenêtre la colline de Notre-Dame de la Garde.

Dehors, elle guette les stations de taxis, avec sa cagnotte dans son sac pour payer si elle en prend un. Souvent, dehors, elle se sent nue et dépouillée de toute identité.

« Il ne nous a pas reconnus. » Ça se passait dans un espace clos. Elle est enfant, elle écoute. Ne pas reconnaître les rues. Toutes, avec cet espace à avaler.

Comme le temps se dépose sur son visage, elle aimerait déposer ses pas dans l'espace. Le temps avale ses enfants, dit la légende grecque. l'espace les engloutit. L'Atlantide, tout un continent englouti.

L'espace habitable, les espaces protégés, restent peu d'espaces à l'état sauvage. Tout l'espace est fléché, cartographié, mesuré.

Le temps, cet ami qui s'affole dans l'espace. Le temps mesure l'espace. L'espace contient le temps.

L'espace est infini et le temps suit. Tomber dans le vide, et le temps va vite et s'éternise.

Claquer des talons dans la rue, marquer la mesure. Quand on flâne, c'est le temps qui se rallonge.

Je préfère que le temps me mange plutôt qu'être l'Atlantide engloutie.

Mon baiser avec toi s'est éternisé ; on prenait peu d'espace sur la banquette.

 

 


 

 


Assise dans le monde

 

 

 

 

 

Elle lui disait « Tu te laisses aller ». Et elle se faisait toute petite. Elle se faisait toujours toute petite. Elle se faisait toujours toute petite, et les autres concluaient qu'elle était snob.

Elle se sentait toujours seule, même parmi les autres. Surtout parmi les autres. Elle était souvent envahie d'anecdotes ; dans sa tête défilaient de minuscules scénarios. Aussi décida-t-elle un beau jour de faire za zen. Tout d'abord elle se trouva encore plus seule, et puis soudain, un matin, assise en tailleur, elle se sentit descendre dans le monde. Ce n'était ni un flottement, ni un ancrage. C'était être assise dans le monde Elle recommençait tous les jours l'expérience. Elle se rendit compte, dans sa vie quotidienne, que les objets avaient pris une importance croissante. L'interrupteur qu'elle actionnait, c'était des hommes qui avaient installé l'électricité, la table où elle écrivait, c'était un homme qui l'avait façonnée. Elle ne se sentait plus seule, plutôt unique parmi des milliards d'individus.

Elle habitait un port de Méditerranée, mais la mer ne lui faisait pas ressentir l'immensité. Elle savait trop les terres après la mer. C'était le ciel qui était immense, trop éternel, trop plein. Le ciel, elle n'arrivait pas à le vider. Elle le sentait toujours mouvant, infini. Le ciel lui donnait le vertige quand elle s'allongeait dans l'herbe, les yeux perdus dans la vaste étendue bleue.

Dans sa chambre, volets croisés, elle faisait za zen.

Après elle était pleine de vide. Et cette sensation lui ouvrait tous les possibles. Elle eut envie d'écrire. Elle fit un poème à la mémoire de son père. Puis un long texte en prose sur des impressions fugaces sur le silence.

Le silence était tombé en elle. Ce n'était plus la peine qu'elle dise chut ! Et des mots qui, comme le compas, d'un point trace un cercle, sortaient de sa bouche. Des mots humides et chauds comme l'air qui enveloppe toute chose. Elle, elle avait plutôt l'impression de donner de la musique à l'air, et de sa voix rauque et profonde, on imaginait glisser le souffle à la surface, comme une main qui lisse et polit des plateaux de table ou le dossier d'une chaise.

Combien était devenu lointain le vacillement du réel, où ce qui venait des profondeurs était fascinant et pourtant terrifiant. Elle retrouvait en quelque sorte un autre vacillement du réel, mais qui lui apportait une grande part de sérénité.

Elle fumait encore, buvait du vin, mangeait beaucoup, mais tout cela dans le silence. Elle ne se débattait plus, elle n'était plus perdue dans le vide, bras étendus à la recherche de l'autre. Elle passait d'un silence à un autre silence. Bien sûr, parfois l'alcool faisait parler son sang, le faisait circuler vite dans ses veines, mais accentuait le silence autour, le silence extérieur alors faisait écouter cette danse du sang dans les veines.

Quand elle parlait du vide, certains la trouvaient dépressive. Elle, elle savourait le silence. Elle avalait le silence. Elle se savait plus légère. Tout était tellement bavard ; sur le moindre sachet d'emballage, sur le moindre objet, toute une littérature à lire. Tout, tous, parlaient sans arrêt. Elle n'entendait plus ce vacarme. Elle s'asseyait dans le silence.

Il lui arrivait encore souvent de parler pour ne rien dire. C'est dans son face-à-face qu'elle voulait le silence. Elle le voulait absolu, plein. Elle voulait qu'il la remplisse pour mieux déborder autour d'elle. C'était, dans le silence, la plus grande réconciliation. Sa petite voix intérieure avait été trop longtemps une mégère. Elle se voulait vide afin d'embrasser le monde avec son silence. Et de se faire embrasser là où le mensonge ne pouvait pénétrer.

La voix sort du silence, circule dans le silence. Elle dit la jouissance de l'être, et le silence dit son approbation. Le silence dit le tout, et Dieu est plus réel encore de se taire. Le Dieu qui se tait est l'Être Suprême de la Nature — et que nulle voix chantante n'entrecoupe le chant des oiseaux. La parole qui ordonne s'est tue, la parole qui donne des ordres s'est tue. Reste la parole de la solitude, et l'humanité se dirige vers une individuation où tout être enfin connaît son silence, donc sa parole. C'est par le silence que la parole porte. C'est par le silence que tu peux entendre une voix. C'est par le silence qu'une parole est adressée. Le silence dit la plus grande douleur ou la plus grange joie. Parfois, on fait une minute de silence. C'est par le silence que l'on peut aussi être rebelle. Le silence peut être la plus grande communion comme la plus grande désapprobation. Mais le silence de la solitude vaut plus que le prix de l'or.

Assise dans le monde, le dos bien droit, les mains détendues, la tête vide, elle attrape le silence.

Le bruissement du vent dans le feuillage, un chat qui miaule, un disque de rapp chez les voisin, et elle, dans le silence.

Rien n'obscurcit son silence. C'est un silence clair, limpide ; fluide, il la traverse. Ce silence-là s'appelle repos des tourments, repos de qui s'agite, il est le conseiller du mouvement de la plante qui se tourne vers le soleil, du chat qui a soif et se met à l'ombre s'il n'a pas trouvé de l'eau, il est le mouvement du repos.

Dans le silence on n'a plus d'âge, la génération se tait. Dans le silence il n'y a pas d'égalité. L'individu seul se tient dans le silence. Dans le silence elle a appris qu'elle n'était ni beaucoup ni peu, mais l'unique qui vibre avec le tout qui vit. Dans le silence elle s'est assise près de la fleur qui droite pousse.

 

 


 

 


A mon père

 

 

 

 

 

Puissante, l'absence creusée par ton image, a dirigé mes pas vers l'espace inhabitable de la rébellion. Ton absence à façonné ton image. L'image que j'ai de toi est ineffaçable. Plus forte encore l'impression quand, dans ma solitude, Dieu peut m'interpeller. La chambre est remplie d'esprits qui murmurent et font craquer les meubles.

Dans la Chine athée du livre de Zhang Xianliang, un homme cherche dans l'angle des murs un coin pour dormir. Quand on est loin de tout il y a toujours un angle de murs pour se rassurer. Un monde sans Dieu peut faire trembler aussi.

Ce jour-là j'ai eu peur que Dieu me parle. La fièvre du silence m'inoculait la patience devant la peur qui se dressait — comme les murs de Caïn l'on voyait à travers. Et je savais que Dieu pouvait m'ordonner.

Le monde extérieur n'était pas plus rassurant. J'ai croisé les volets. Et je remerciai l'auteur qui avait écrit le livre, rendu si subjectifs les drames d'une patrie.

Dans ma région du monde où les masses sont stables, où chaque jour l'on mange à sa faim, où depuis bien longtemps Dieu s'est tu, mais où l'on répète les Évangiles, dans ma région du monde, ton livre fait écho ; dans une qualité de solitude, où pauvre enfin, j'ai pu communier.

Ton visage s'est tu, mais son empreinte a déteint sur d'autres visages, quand l'anxiété m'aspire et me tire vers le haut.

Et si ce sont toujours d'autres étrangers, des maghrébins qui prennent ta marque, c'est parce que tu as perdu ta grande bataille.

Et si l'on me dit que je ne suis pas étrangère, je réponds comme aurait pu penser Jean Genet, ce héros des temps modernes : c'est tout comme.

Comme eux, tu fus bafoué, et je me demande si, comme eux, parfois tu priais Dieu. Ou si la haine, qui se change un beau jour en princesse élégante, avait prise sur toi, tout en laissant un peu de douceur pour cet enfant qui était moi.

 

 


 

 


En société

 

 

 

 

 

« Quand elle m'a regardée, j'ai regardé ma main, et ma bague en or a disparu. » La visiteuse crut son histoire.

Elle était en clinique. Elle était très fatiguée.

 

*

 

« Quand il viendra, va, il verra bien que je suis fatiguée », disait de son mari cette mémé qui perdait la tête.

 

*

 

C'est à la sortie qu'elle connut le sommeil de brute. Aucune pensée avant de s'endormir. Pas de demi-sommeil, ni avant ni après. Mais, dans le réveil, un réel où elle se heurte, parcourue de petits frissons.

 

*

 

Elle est électrisée. À la Lauranne, elle est électrisée, et elle n'arrive à trouver le sommeil que deux heures au petit matin.

 

*

 

Les malades ne sont pas fermés sur leur assiette comme les vieux. Non. Ils bavent, ils ont l'air dégoûtés de ce qu'ils mangent, ils avalent leurs petits pois un à un, après les avoir pris avec précaution un à un. Mais le repas laisse exister le monde. On s'agresse aussi. Même la demande est agressive. Surtout la demande.

 

*

 

La femme à qui il reste une dent devant, demande d'un air plaintif qui traîne, qui traîne : « Je veux une amandine, je veux une amandine ».

Une amandine est quelque chose de gratuit. Ce peut être une bise, une cigarette, une glace qu'on donne en plus du repas.

Elle veut une amandine sans dire quoi.

 

*

 

Par moments, elle aussi voudrait une amandine. Pourtant elle est dehors. Elle aimerait bien une amandine de temps en temps.

 

*

 

Pour l'infirmier, il faut à tout prix danser. Une mauvaise musique joue à fond sur du matériel cher. Il faut danser.

Elle ne veut pas danser. Elle se sent rigide assise sur sa chaise. Elle monte vite à son étage. Un autre infirmier l'interroge. As-tu dansé ? Alors elle le prend dans les bras et lui dit « oui, comme ça ». Et elle fait des pas de slow.

 

*

 

Elle était maigre, c'était atroce. Ce n'est pas d'être maigre qui était atroce. C'était que l'infirmier de l'étage ne voulait pas croire qu'elle avait pris son repas au restaurant. Quand elle remontait, il la forçait à reprendre un repas sur un plateau. Quand il ne regardait pas, elle jetait les aliments par le peu d'espace que laissait la fenêtre. Les fenêtres ne s'ouvrent pas entièrement à la Lauranne, laissant juste un filet d'air frais.

 

*

 

À la cafétéria, on l'appelle au téléphone. C'était sa mère. Elle lui dit qu'elle devait être habituée maintenant à ne pas se trouver à la maison. Elle ne sut que pleurer. Sa mère l'embrassa et raccrocha.

 

*

 

Elle demande toujours : « Je suis invisible ? » Il lui répondait : « Non, puisque je te touche. Tu sens ma main sur ton bras ? »

Un soir, quand elle lui demanda, en plein délire il lui répondit : « J'ai compris. » Mais quand il voulut mieux s'expliquer, il ne sut que dire : « Je souffre, tu souffres, et elle », en montrant la malade qui l'accompagnait, « elle souffre ».

Il lui sembla qu'elles ne donnèrent de l'importance qu'à son « j'ai compris ». Une fois dans sa chambre, il entendit taper, et quand il ouvrit la porte, c'étaient elles qui attendaient une explication.

 

*

 

L'ergothérapeute lui demanda : « Tu entends toujours des voix ? » Elle lui répondit : « Non, d'ailleurs maintenant je dis bonjour. »

Plus tard elle sut qu'elle s'était trahie. Sur le moment, ce fut une sortie. Elle lui avait répondu ce qu'un expert psychiatre avait écrit sur un papier de demande d'allocation qu'on lui avait envoyée.

Elle lui avait dit qu'elle avait l'impression que les gens lui demandaient, tout ça dans sa tête, de dire bonjour, et que, donc, elle disait bonjour.

 

*

 

Les voix sont méchantes, elles vont à la vitesse de la lumière, elles raillent ! Il n'y a que celle de l'extra-terrestre du petit matin qui est plus gentil ; bien qu'elle ne console pas. Elle me dit qu'il faut me lever, aller au bar.

Heureusement qu'il y a les morts invisibles dans les voitures garées. Je me demande comment j'ai pu tant de fois, dans cet état, seule, faire ce trajet.

 

*

 

La dernière fois qu'elle est sortie de la clinique, elle ne délirait plus mais elle était fatiguée. Très fatiguée.

Elle était contente de s'allonger sur son lit, elle ne craignait plus rien.

 

 


 

 


C'est ainsi

 

 

 

 

 

Je n'avais pas autre chose à dire : c'est ainsi.

 

*

 

J'ai grandi dans le silence. Puis j'ai gardé le silence. Aujourd'hui j'ajuste mes mots.

 

*

 

« Retrouver un chant », disait-elle. « Oui, mais que ce chant ne devienne pas une idole. Qu'il reste la parole donnée, qu'il reste la parole qui lève. »

 

*

 

J'imprime dans ma tête des visions éclatantes comme ce champ de lavandes, quand, le matin, j'ai ouvert la porte du cabanon où l'on m'avait accueillie.

C'était plat et vaste, à perte de vue ce bleu. Je m'allongeai pour mieux voir. Rien ne bougeait. L'odeur envahissait mes narines. Et je remuais dans ce calme, rien ne me portait, du soleil plein les yeux.

 

*

 

Quand un poète parle de sa région, de son pays, tout reste ouvert. Quand un philosophe pense la nation, alors les frontières se dressent comme autant de boucliers, sans que la main ne desserre la flèche.

 

*

 

Et je me souviens qu'avec cet ami j'ai partagé des instants inscrits comme la croix que l'on fait sur le pain.

« Abandonner l'entraide et tout devient état, ou société, comme l'on voudra » disait-il.

 

*

 

Elle regrettait les années des revues, les années quatre-vingts. Puis tout est passé par les bibliothèques ou les centres de poésie.

Il faut vivre avec son temps. Mais l'ordinateur, l'ordinateur, qu'elle prise de tête ! Après tout, elle est d'un autre siècle.

 

*

 

La table de ping-pong ouverte. Pourtant, combien est désolé ce parc.

 

*

 

Son âme noie son esprit. Elle était entraînée. L'idée qu'elle pouvait mourir là, loin de chez elle, lui était insupportable.

Lui, c'est de ne pas voir le ciel. En montagne quand il ne voit pas l'horizon, il est pris de vertige.

 

*

 

Les coquelicots dans la gouttière. Je passais, rue Fort du Sanctuaire.

 

*

 

Quand elle était enfant, elle écrivait sur des carnets d'épicier que son frère lui avait ramené du marchand. Elle s'est habituée à écrire le peu de sa vie.

Stylo en main, je trace. Je suis têtue.

 

*

 

Qu'importe la lassitude, sous un édredon en plumes.

 

*

 

Le vent de la mer est tombé. De la colline brumeuse je ramène du thym.

 

*

 

La barrière. Derrière, les chats sauvages. Je les appelle.

Presse ton pas, avant que ne t'avale l'ombre qui s'agrandit.

 

*

 

Quand elle se rendit compte que tout brûlait, elle sentit son coeur battre si vite. Elle savait que son corps se consumait lentement. Mais ce n'était pas voir sous ses yeux tout se consumer sans flamme.

Est-ce que tout se reproduisait dans un feu sans flamme ? Plus de reproduction. Un cercle fermé. Tout ce qui existait se consumait.

Son coeur battait vite de voir tout se consumer dans un feu sans flamme.

 

*

 

Aujourd'hui les hommes sont montés si haut, sur le poteau électrique.

Décembre, l'ombre est grande, si grande, en traversant la carrière.

 

*

 

Si je dis « j'aime bien ce tableau », « j'aime bien », vaut un peu moins qu'aimer. Mais si je dis « j'aime bien sa démarche », « aimer bien » alors vaut autant qu'aimer.

J'aime bien ce temps neigeux, surtout si les fêtes sont là. J'aime ces fleurs qui s'ouvrent et se ferment, et se penchent vers le soleil. J'aime écrire ce qui vient.

 

*

 

J'aime bien passer par cette rue. À portée de main ces maisons basses, aux fenêtres fleuries. La rue est étroite, sans voiture, on marche en plein milieu. J'aime bien cette rue, où je croise l'homme au chapeau. J'aime bien cette rue, où il me prend d'imaginer habiter. J'aime le nom de cette rue : rue des Neiges. Alors qu'ici ne battent que le soleil et le mistral. J'aime bien faire ce détour pour arriver jusque chez moi. Quand je me rends au bar-tabac, où au marchand de journaux, je fais le détour, je passe par la rue des Neiges.

 

*

 

J'aime cette chanson de Barbara. Elle me fait penser à mes temps anciens. Quand un fatalisme ne m'empêchait pas d'agir. J'avais alors les cheveux longs et les jupes courtes.

Quand je portais sur moi l'adresse de l'amant. Quand ma brutalité prenait les gestes d'une princesse. Alors l'harmonie du temps et de l'espace, et mon front défilaient. Et sur un carnet j'avais écrit « il est mourant et je le hais ».

Alors le mouvement du soleil allait avec la paye, et le soir au bar, on buvait du vin rosé.

 

*

 

J'aime bien nourrir les chats dans la rue pentue. J'aime Mitsounette, cette petite chatte fidèle. J'aime la caresser, l'entendre ronronner.

Toutes les deux ont fait « la tente » avec le lit. On s'engouffre dedans, et avec mes jambes que je remonte, je fais de l'espace et de l'air.

J'aime les chats de toutes sortes.

 

*

 

C'était le dix-sept janvier à dix-sept heures moins le quart. Une bouteille en plastique pendait à une ficelle dans le jardin, sans doute pour attraper les insectes.

 

*

 

Dire sa peur l'augmente. Dire sa peine l'atténue.

 

*

 

Il lui arrive qu'on frappe à sa porte pour lui demander un ainsi soit-il.

Il lui arrive aussi d'oublier d'éteindre sa lampe de chevet.

 

 


 

 


Les vieux

 

 

 

 

 

Les vieux sont penchés sur leur assiette, comme tant de petits oiseaux qui picorent leurs graines. Plus rien ne les détourne. Qu'un réel sans rêverie, là, perdus dans de petits gestes.

Alors que l'ouvrier fait couler le métal avant de le rendre dur, et, que la jeune fille sent ses seins qui se dressent en traçant un théorème.

Les vieux n'attendent plus de l'autre, ils se perdent dans leurs souvenirs. Ils ne prêtent plus attention à l'autre, la mort les attend. La mort ne projette pas, tronquée du rêve, elle fige l'instant amoindri.

Les vieux ne rêvent plus. Parfois ils tressautent de peur de ne plus se réveiller. Les vieux ne dorment plus, ils sommeillent, ils guettent ce qui peut les foudroyer.

Les vieux font silence. Assis au soleil, devant le ciel, près d'un arbre ; face à la mer, les vieux se taisent.

Et se taire et déjà accepter. Leur sort est entre d'autres mains déjà. Quelque chose de plus fort. Les vieux se taisent. Et quand ils parlent, leur voix chevrotante hésite encore à rester avec nous.

Être lointains et s'accrocher aux petits gestes, si ce n'était la terreur, les vieux feraient za zen.

 

 


 

 


 

 

 

 

 

 

C'est d'une souffrance de vivre ! Qu'il y ait des horaires, qu'il n'y ait pas d'horaire. J'ai brisé la rage, et depuis les tourments de la vague. C'est quand le soleil tombe du plus haut du ciel que je n'ai plus le goût de vivre.

La soif du chat errant dit combien l'ombre peut être profonde au mois d'août. Et ce cri que j'avale parce que je ne me débats même plus, parce que je n'ai plus d'espace, et que je me meurs de ne plus rien avoir à quitter. Je disais, plus loin, plus personne ne viendra. Et plus personne n'est venu. J'ai quitté, il y a longtemps, un aplat structuré d'une beauté que j'attaquais frontalement. Ma beauté devant le lavoir, et le linge lavé à l'eau fraîche avec l'eau de Javel. Le blanc des draps rude le soir dans le lit.

Combien est loin jadis, quand je bavardais seule sur le chemin de l'école. La braise sous le tas de cendres, tant de flammes il y eut. Les chaînes de l'attachement ont fait fuir la beauté, et même fidèle à elle, ils ont calmé les élans.

J'ai dit aussi « belle captive, la flamme du briquet ». Depuis, j'ai abîmé mes yeux à regarder le ciel étoilé.

 

 





Extrais parus dans À TRAVERS CHAMPS

© Février 2000, Francine Laugier
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