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Triade


J'ai installé mon lit dans la vaste prairie. Une odeur de terre et d'herbe mouillée. Loin des hommes je suis sereine. Je parle haut. Mes paroles me reviennent en chant. Celle qui accompagne la mélodie des insectes s'éveille au soleil de midi. Près du bassin de pierre je suis surprise par un faune pensif. Bien qu'un faune, c'est comme les chats, on ne sait pas ce qu'il regarde. Les animaux se gavent de fruits trop mûrs tombés de l'arbre. Saouls ils marchent en titubant. Moi, je tète à même la vache. La vache est ma mère. Merveilleux yeux hallucinés de la vache. Généreux, coule tiède le lait dans ma gorge. Comme elle, je broute la tige tendre et sucrée de l'herbe.

Je marche, je marche longtemps. Au lac un frais silence m'accueille. Il me sort de l'effort qui tendait mes muscles, où sous le soleil sec mes oreilles bourdonnaient. Je me baigne parmi les têtards et les grenouilles. L'eau reflète le bleu du ciel, les nénuphars si blancs, me caressent. La beauté de la paix, le lieu qui m'offre sa beauté. J'y étais allée un jour avec mon homme, et la belle paix m'accompagna alors toute la saison chaude.


Dans mon enfance ma mère était fraîche et gaie comme une rivière qui coule. Mon frère avait le sens de la tribu. L'ombre et le profond silence. Ma meilleure amie, enfermée dans les murs de l'internat, m'oubliait le temps d'un week-end. Libre, sauvage, têtue, curieuse, j'étais. Toi, légère, généreuse, superficielle comme la ville d'où tu venais. Il y a des choses que l'on ne choisit pas, soi par exemple. Moi, la fête-foraine ; toi, les boites-de-nuit. Pour moi l'arc et les flèches, un lac en montagne, les cuisses et les jambes longues. Pour toi la mer, l'ondulation de ta chevelure, et le tissu fauve entourant tes hanches. Cruelles et tendres déesses qui nous avaient parées de leurs attributs. Ma chérie, il a fallu longtemps avant que je t'oublie.


Séléné, toi la déesse de la lune et des solutions, aujourd'hui je prends la plume et j'ouvre le livre pour te prier. La parole de mes récits à toujours été là pour trouver l'énigme. Il m'arrive dans le rêve de comprendre le message. Les lumières de la ville ne peuvent te voiler, et je regarde vers toi, si près. Ton apparente froideur n'est que la qualité de ta maturité. Tu brilles argentée et noble. Pour moi une page se tourne, me voilà avec mon livre de compte au clair. Je me tourne vers toi car même le jour, à moi, ne peut te cacher. Ce soir ta présence quand dans ma sagesse j'égrenais les ans d'autrefois. Pour moi tu révélas un nouveau chemin. Seul l'oubli, parce que tout est en ordre, peut dire ma gratitude à ces instants.

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Le temps n'est pas que linéaire, il a une profondeur. Je l'approfondis dans ma recherche de l'action. Ne pas avoir peur du mot « travail ». Quand je travaille le temps, j'atteins l'œuvre. Qu'ai-je voulu dire ? Et je trouve les histoires mêlées : il y a toi et mon rêve ; mais c'est de toi que j'aimerais parler. De toi debout sous les arcades, ou de toi nageant parmi les nénuphars. Tout s'était tu pour nous accueillir. Seuls au monde, et c'est le monde qui était beau.


Une fois la chute, que me restent mes attributs. Mes attributs sont abstraits : plume, livres et clavier. Ce qui donne couleur et odeur à ces objets, c'est l'éveil de ma conscience. L'ère fut longue à venir, pour panser mon âme, pour ouvrir mon corps à l'œuvre. Maintenant qu'elle me touche enfin, moi prête à saisir la morale du geste, je me mets à ma table. Croire à la vie, à sa source je bois, plus consciente que quand j'allais le cœur battant.

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Tu me vois montant, descendant les escaliers. Moi je te vois allant de pierre en pierre. Tu me fais voir l'eau qui se moule sur la roche. Petits clapotis en se retirant. Doux ressac où chaque forme, en harmonie avec le mouvement, est une île pour notre regard. Le bruit est si bas que rien ne dérange – même pas les voitures qui passent sur la corniche – ton attention. Ni moi, te regardant. Tu vas de pierre en pierre. Le jour tombe. Dans le petit bras de mer, entre la plage et la digue, des zonards et leurs chiens. Le tapage qu'ils font, le soleil qui n'est plus que tache rouge sur l'horizon : nous remettons nos vestes pour le chemin du retour.


Tu dors ; à ma table je songe. Est-il encore temps d'aller vivre en une autre contrée ? Seule je songe. J'ai vu le ciel, hier, dans la ville. Je pense qu'il me manquerait ainsi que ma langue. J'aime ce ciel, ton ciel, et nous étions ensemble. Songe, défaire mes bagages m'a pris tant de temps. Ailleurs n'est-il pas ici ? L'avenir est dans nos mots – comme avant à déchiffrer l'impossible – de bouche à oreilles maintenant, plus vite qu'un navire. Reste à mâcher ce qu'ils disent. Nos voyages nous diront la brise et les villes, où des hommes m'inspireront la rencontre ; comme les anciens voyageurs, sur des carnets je noterai la saveur de ma science.

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Hirondelle voilà le printemps. Hirondelles, feuilles mortes, les deux saisons en même temps.

L'arbuste sauvage avec ses fruits, sur la photo, de prés on dirait du raisin rouge ? Avant, dans la colline la pelouse gorgée d'eau, le petit sentier boueux et glissant. Puis la ville avec ses rues calmes. En face, perdues dans la nébulosité, comme un village, les maisons entassées. Plus loin le bar nous attendait avec sa terrasse vide. Le café bu, un petit vent frais nous amena à ne pas nous y attarder.


Regardant ma montre à l'envers à une heure quarante, je disais bonjour au matin. Est-ce le murmure de la terre qui me soufflait ou bien le vent qui me siffle encore à mes oreilles ? J'acceuillis donc ce faux matin avec le sourire. Le livre que je me mis à lire était sombre ; il y parlait d'animaux comme de mécanique. Pourtant curieuse j'attendais la suite, mais dans le dernier chapitre je mis dans la marge un point d'interrogation.

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À Notre–Dame de la Garde tu regardes le ciel, la mer, les navires. Moi, j'y voyais le ciel et la cité avec ses immeubles de grande hauteur, et je retrouvais Marseille. Comment vit-on dans les nouvelles mégapoles chinoises avec leurs tours, que reste-il de leur vieille ville ? Et je pensais qu'elles devaient accueillir des jeunes filles – qui comme moi à leur âge, voient le temps éternel – elles-aussi doivent regarder leur cité, remplies de projets de travail. Plus tôt que moi sans doute, avec endurance et souplesse comme dans l'art du combat, elles atteindront avec justesse l'étude et l'œuvre


Qu'elle folle j'étais allant par les vieilles rues, recherchant l'aventure, ne sachant pourquoi. Jeunesse qui s'éternise, horreur ! Même dans des bras vieux. Me faisant détester d'être maîtresse un jour, voulant châtrer mes beaux amants tout en cherchant le grand amour. Quand je t'ai rencontré, ta démarche originale, tout habillé de blanc, je n'ai jamais regretté ce jour. Ami, te disais-je ; et pour nos futurs enfants je te racontais qu'ils seraient enfants du hasard.

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Un robuste papillon d'hiver a pris refuge dans la maison. Hier au soir, il se jetait comme un tigre sur la lampe allumée. Le bruit sourd que cela fit attira mon attention. Je me remis à mon écriture l'oubliant jusqu'au matin. Je le revis s'emmêlant aux rideaux. Pensant qu'il voulait sortir j'ouvris grand la fenêtre. Mais non, il est reparti dans la maison. Un papillon d'hiver ? Cela doit bien être un autre insecte !


J'aime beaucoup mon bouddha en onyx. C'est un attrape-péchés, les tout petits, les pensés fades. La nuit on se parle. Lui, serein plus que moi, garde la pose d'un bouddha. Moi je fume et me tortille. J'ai froid, lui pas. Quand le jour se lève et que je fais la nuit, je le laisse sur la table. 

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Le ciel avait couleur de mine quand j'ouvris les volets. Un large crayon tendre l'avait dessiné pour moi. Je l'ai simplement trouvé beau. Le ciel n'était pas immense comme dans mon rêve où la nature m'apparaissait parfaite, et où pourtant je ne me suis pas sentie petite. Comme si elle n'était là que pour être vue. Il y avait le colossal cargo en pleine mer en train d'être repeint à larges couches blanches. Ce ciel, ce cargo, me faisaient oublier le village où l'on m'avait amenée pour admirer sa beauté baroque.

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Francine Laugier

Avril 2010

 





 

© Avril 2010, Francine Laugier
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