Francine Laugier - C'EST UN VILLAGE QUI S'ÉTIRE

C'est un village qui s'étire

Vis, entraîne les possibles que tu tires de ta nécessité. Tu te représentes le bercement du train filant la nuit dans la campagne toscane. La fenêtre ouverte tu humes l'air, les cheveux au vent. Défilent les champs, les arbres et ces maisons : tous ces gens qui vivent là… Comme une gardienne de phare, ta mère était gardienne de passage à niveau. Le mystère est toujours devant, l'éternité le change, pour qu'à nouveau il se retrouve toujours en avant.


Il y avait quelque chose d'amusé et d'enfantin dans le regard que cette femme me jeta, il était celui que l'on porte à son petit animal familier. Elle donnait le bras à une autre dame, toutes les deux de très petite taille. L'emprise de ce regard me laisse encore vexée.


Rejetée au loin, je suis comme ces boules d'algues que la mer façonne, qui gisent sur la plage, comme autant de poing fermés. Roule tambour dans ma poitrine, bat vite mon cœur sous les morsures de mon âme. Mon corps dans la pauvreté, que j'habite car la porte est close, pourtant extérieur à mon être, aller parler à quelqu'un.


La nuit elle se met à vivre, l'animent avec aisance ses mouvements. Silence. Légère comme les plumes de son duvet. Son âme, comme un souffle premier, domine ses gestes. Elle n'a plus peur, elle oublie le passage des heures, frôlant les phrases des livres. Certains mots aimantent son regard, veulent seuls faire signe comme le mystère, la font frissonner. Oublier aussi le bouillonnement de son sang, la force qu'il fallut déployer pour être à nouveau en équilibre. Ne plus très bien savoir la limite entre le rêve et l'éveil, sans pour cela craindre les nuits froides.


Plus troublant : à partir du mercredi il me manque un jour. Le mercredi je jurerais que c'est mardi, le jeudi, mercredi… Bref ! je perds un jour par semaine… Le temps se met à se manger lui-même, c'est peut-être ça la fin du monde…


J'en ai l'intuition, le temps se mange lui-même car, comme nous, il mange sur ses réserves quand il fait la diète. C'est pour cela que parfois il nous apparaît vibrant et fébrile, et que des jours disparaissent. Peut-être un de ces jours, la diète durant, il sera trop fatigué et alors, finissant de se manger ce sera la fin du monde…


Un espoir qui m'élève, un désespoir qui m'abaisse. Comme je n'aime plus rien ! Heures creuses où se ferment les ailes des anges. Comme j'aime ce calme tout en désirant, plus fort encore, que l'esprit tombe sur moi ; la flamme du réel qui sait saisir le mouvement de la fleur qui se tourne vers le soleil.


Ma pensée est faite de milliers de petits débris, comme un verre cassé. Me reste à remonter le mécanisme de ma réflexion, qui est passé par tant de détours, pour me perdre dans le temps. Dans le fil du temps, pour m'éveiller, je peaufine l'harmonie des couleurs.


Endurcis ton cœur comme cette pierre mise à la place du bonbon, dans son papier doré. Toi si sensible avant, tu es tombée dans l'éveil, dans le froid du petit matin. Toi si sensible, souvent tu ris, tu chantes, tu danses, tournée vers l'horizon où t'attend le grand saut. Tu te dis que tu as le temps d'atteindre l'horizon, un reste d'amertume sur ta langue.


Pas grand monde dans l'agglomération, c'est un village qui s'étire. Comme d'habitude je vaque à mes occupations. Manquant de sommeil j'ai froid dans cet automne pluvieux. Le soir la soupe réchauffe la maison. Sur l'escalier de la porte un escargot dans sa coquille. La ville fait semblant de dormir, laisse ses volets clos, doit songer à d'autres promesses. D'un bon pas, je vais y chercher une boîte de chocolat pour mon anniversaire.


Je ne savais pas pourquoi je pleurais.

Il y a deux choses dont on a la connaissance avant de les éprouver : éros et Thanatos.

Je ne sais toujours pas pourquoi, ce jour-là Je pleurais.


Les murs sont montés, je respire l'odeur de terre humide des jardins. D'un pas de paysanne je monte la rue en escaliers. Je dépose le livre dans la boîte-aux-lettres. Tout est en descente maintenant, et je me laisse porter par un pas vif. J'aime me laisser rouler, l'air frais sur mon visage et mes mains. La tête vide de tout soucis, l'espace tenant lieu d'idée.


Destins tissés, où s'entrecroisent les voix profondes de la pâle et noire nuit. Les mots glissants comme de fermes caresses, s'adressant, debout comme des mélèzes adultes, à qui sait encore entendre le bruissement de l'inquiétude. Sur le bord du ravin, j'ai appelé ce qui se trouve au plus haut des cieux. L'apaisante parole calma l'effroi, et je tirai du nom la seule prière du tout.


La parole d'oracle de la jeune femme, pour toi tombait déjà dans l'oubli. J'étais dans ta traversée du désert, dans mon mutisme, grande sœur. Pour ne pas oublier, pour ne pas oublier que j'étais une adolescente, ce soir je pense à toi.


Assis, il avait besoin de bouger ses jambes pour être parmi les autres. Il était grand, assez costaud, et j'ai pensé à Frankeinstein. Il était l'étranger, et j'étais l'étrangère. Ne voyait-il que moi ? je ne voyais que lui. Il remuait ses jambes et je dois dire que cela m'énervait un peu.


Sur ma voie sinueuse comme un chemin de fourmis, au-delà des soupirs, quand la lampe de cuir éclaire la nuit, je n'ai plus peur des mots sombres. Le poème a vieilli, il garde l'élan de ma jeunesse. Mener à bien le projet, qu'il m'accompagne jusqu'au dernier souffle, lutte et écriture mêlées. Je pose les phrases comme des cailloux, langue que j'ai apprise, je vais vers le monde et le monde vient à moi, depuis que la grande sœur m'avait offert un livre.


Entrer dans le silence, comme on entre en abandon dans les bras de l'aimé. Écouter le silence de la chambre vide, voir se briser l'étau de ma gorge. Être attentive à la lumière électrique qui joue avec les objets familiers, leur donne une ombre peu profonde, et de l'éclat. Quand la pensée crie, veut arriver à l'unité, quand scande encore la vague de la foule, voir le point-aveugle de la liberté.


Sa plainte restait silencieuse. La tête surchauffée à blanc, le froid de ses os, et aucune solidité à travers les autres. De bric et de broc, sa pensée manquait de squelette. Elle enjambe le temps, aujourd'hui est différent, la voici avoir des bras, les mots arrivent doucement dans sa bouche pour réconforter les autres.


Ensembles nous avons franchis des ponts, de lourdes portes, jamais trahis dans nos longues marches. Je sais que l'éveil à son coût, la lutte de classe son goût. Elle avait pris du retard sur ses ans, l'histoire démontée, remontée, pourquoi toujours prêter aux autres le mot qui sortait de sa bouche : « futur ».





Francine Laugier, novembre 2013



© Francine Laugier, nov 2013.
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