Francine Laugier - Terre, terre


LES QUATRE VENTS

Vent d'est

Parfois le mystère nous paraît merveilleux. Parfois si infini dans le fini. Et ce recommencement qui lasse, tout change pourtant, tout vit. « Humain, trop humain » écrivait le philosophe.

« Rien de nouveau sous le soleil. » J'ai rempli mon espace en retrouvant la photo de mes neuf ans. Père Noël qui se cache sous sa cape rouge – moi le regard éveillé, de la curiosité pourtant, avant la tombée du jour. Et ma petite sœur Bernadette qui y croit encore à ce père Noël.

Ma mère m'a dit, pourtant adulte, ton père du ciel veille sur toi. Ce soir sur le sentier de la colline, le coucher du soleil m'a étonnée. Tombait-il dans la mer ? La mer tombait dans la terre.

Qui brise le temps de la paix ? Car il faut bien le briser tout-à-coup. La rage de vivre le poing fermé, moins un pouce. À vie, nous sommes marqués par la vie. Et que l'on ne jette plus une volée de colombes, car les animaux aussi disent « pouce » comme nos petits.

À ma mort, je veux me rappeler de ce temps infini, non-fini. Ta mère te disait, à sept ans on a « l'âge de raison ». Des génocides, il y en a tous les jours. Je scelle mon alliance avec tout ce qui vit et dis avec elle : la terre est en feu. Mais avant elle, autant manger des cadavres.


On croit qu'à la mort certains tremblent, d'autres ne sont accompagnés que de leur chien ou de leur chat, à qui l'on refuse l'entrée du temple. Moi, comme une enfant, je m'endormirai près de toi.

L'Ave Maria s'est tu. Le temps du père encore ! Pour des siècles et des siècles et des siècles. Ainsi soit-il.

La terre n'est qu'un soleil, c'est la lune qui est bleue ; elle a fait taire tous ses enfants. Mais la lune existe-t-elle ? Ce n'est que le reflet du soleil. La pierre a de la mémoire. Quel est donc ce peuple de la terre qui dit qu'elle a un cœur qui bat ? Conduire la Grande-Ourse : Vivre intensément les jours, les semaines, les mois, les années.

L'orange sanguine comme le sang de la lune versé ; le bleu, blanc, rouge du drapeau, l'arc et la flèche des Franc-Maçons. Moi toujours sur le bord de la Méditerranée. Mes ancêtres n'ont jamais fait de huttes, mais tracé des ponts, en arc et ronds comme des pièces de monnaie. J'ai eu peur comme le chat qui se hérisse devant l'eau salée.


Égalité, fraternité, raison, je dis ton nom. Portée comme tablier ou portée comme étendard, la vierge ancrée, regardant la mer, pleure ses marins. De l'autre côté, deux pays s'unissent, d'étoile, il n'en reste qu'une qui attend les bergers. Le bouddha chinois maintenant, tibétain adulte, aux yeux vert-citron, et toujours la pierre de nacre à la main. Poète, maintenant je me repose.

On saurait écrire et ne pas parler ! Langue maternelle retrouvée — ils ont les cheveux blonds quelquefois les enfants Kabyles. Rois déchus, mais qui gardent leur reine, aux longs cheveux couronnés de lilas. Sur le port de Marseille, des caisses de livres attendent les lecteurs. Pensive, je regarde mon bouddha, je laisse là les dieux grecs, Montaigne fait mon affaire.

Le crapaud, symbole de la royauté, mer et alizés, chasse et roches blanches. La tour n'est plus roturière, les pas sur le gravier, le jardin public appartient au Duché de France. Qui sait encore l'histoire du Chat Botté ? Les cygnes dans le lac et les vilains petits canards ?


Vent d'ouest

Dans mon tiroir secret j'ai retrouvé le vieux livre chinois, il me parlait des quatre vents, de l'urne en jade des morts, et de l'infini reflet sur l'eau claire. Le sage posé sur son pouf a vieilli d'avoir entendu le mot « guerre », de barbe et d'oreilles. Il ne reste plus rien de la papauté, la ligne en feu de Bouddha masque les angles.

On aimerait du corail, on aimerait des algues — est-ce le bleu d'un lac, de la mer ou d'une rivière ? Le mystique te dit que la vie est magnifique ; svelte, il flotte. Est-ce au ciel, est-ce sur terre, cette rosace ondulante qui gardait l'enfant ? Des siècles, des siècles et des siècles et un siècle.

Non, je ne tirerai rien de ce bois qui miroite le verre. Miniature à portée de main, je rêvai d'un petit chat aimable. De l'homme et de la bête, la tête courbée, plus dur est le sol ; de dos ne faisant qu'un. Rien ne geint. La bête attentive, l'homme moins à l'écoute. La bête prie, l'homme reste assis. L'homme émouvant, tout d'un coup la bête trapue, la bête émouvante à son tour. C'est elle qui quitte sa peau la première ; toujours trapu, l'homme grandit. Séparés, éloignés, la bête s'attendrit ; je rêvais d'un petit chat aimable, et c'est l'homme qui prie.

Le soleil à l'est, la croix incandescente ou un chemin qui se croise, la pierre du Bouddha abîmée.

Pierre affutée que cache le cristal — Europe qui coule petit-à-petit en un flot de pays. Elle n'a pas eu la sagesse de garder le coffret en état, elle a voulu savourer sa peine ! Japon écorché, la boule jaune : feuillage ou oiseaux ? La tradition voluptueuse, ferme et croissante. La tige de bambou a dit notre régénérescence, mais de toi, Bouddha, on ne voit plus tes yeux en amandes. Les objets ont une mémoire aussi, jusqu'à la panique. Et quand je te demande si je peux parler, tu me réponds « oui, mais de choses concrètes », et les pneus de la voiture crissent sur le chemin forestier.

J'ai laissé ma pierre dans l'ombre de l'étagère. M'accrocher à la table avec ses trois fenêtres — elle n'a pas changé mon impatience, ni mon devoir d'écriture. Grand frère et grande sœur, nous voilà à égalité, toujours la première cigarette du matin me tourne le sang. L'ombre m'a poursuivie, mais elle n'est pas moi et je ne suis pas elle. « Mon corps est mon temple » disent les Franc-Maçons : Cité, cité, cité, je dis ton nom. Table riante, table parlante, croire ce que les autres disent.


Est-ce par manque d'audace ou par générosité, que je n'ai pu dire — en ces instants de lucide froideur : « Qu'importe le monde face à un seul de mes désirs ». Ce matin encore le vent chasse des nuages et laisse dans le ciel trois étoiles esseulées. La lune croissante amène énergie et luminosité sur la montagne sacrée. Est-ce ainsi que le vase à fleurs attend d'antiques aurores ? Posée sur ma table, ce qui ressemble à une peinture, me laisse sans mots. Il reste de l'encre pour le cachet : les lettres parviendront à leurs destinataires.

Les yeux fendus du bouddha m'ont rassurée. Il porte la sacoche de mendicité à l'épaule : mains pleines qui donnent et qui prennent. Frissonne l'âme des animaux, les fleurs chiffonnées dorment encore : le monde suit son dessein, parfois si infini dans le fini.


Vent du sud

De ma périphérie je guette, je suis sur des chardons ardents. Je guette les amoureux de la mer, de la roche calcaire, de la vague que l'on croque. La surface ici reste tranquille, c'est le fond, le remous sans arrêt, qui bougent et nous laissent les yeux tirés comme le bouddha que je cache dans mon tiroir secret. Vent de mer sans arrêt balaie les bâches des terrasses, les cheveux et les bras nus. Léger glacis sur mon âme, glacée même jusqu'au pic de l'attente, pendant que l'oiseau moqueur égraine les secondes. Ciel où se baignent quelques nuages, ciel où les toits de tuiles rouges semblent brûler.


Que les lumières au loin s'éteignent. Qu'advienne le drapé d'argent, qu'enfin je surgisse ! L'aurore abat ses cartes, bien décidée à suivre les signes, au-delà du dicible. Par désir, arrêter le jour qui pointe, le vent frais remue les branches bourgeonnantes, et ce besoin métaphysique de l'humanité où vivre équivaut à volonté et puissance du désir de bien. Père Nöel avec sa barbe blanche, le Bouddha plus sage, garde le coffret dans sa lumineuse main.

Miroir où je voyage à travers le temps, où l'événement a plusieurs dates. Sur la surface de ma peau les trois points rêvent d'internat, où les amies à robes longues, assises en tailleur sous le vieux pin, racontent la musique de leurs voix claires. Dans les reflets du miroir à trois faces, le vieux sage à l'infini, dans son cube de verre où je perds pieds, me dit mon âge.

Mon rêve m'apporta mille éclats, il ne m'en reste que des brisures à reflets rouges. Comme à l'aurore le ciel se dévoile, ou comme à la nuit il se charge d'étoiles brillantes, ma promesse contient l'endurance et la joie, ce trop-plein de beauté qui m'enivre. Le bouddha au collier à boules rondes a gardé sa pose. Se désheurer, parler aux chats errants, se tirer les cartes du Tarot de Marseille : s'habiller de tissu de coton devant l'instant. Je n'ai jamais oublié l'odeur persistante d'algues mortes, pourrissantes, où l'on se retrouvait dans le petit port de pêche.


Maintenant mon rêve robuste, pour mieux voir, tire les yeux au jour. Que me reviennent mes gestes précis qui installent les objets dans l'espace de ma chambre. Arraché aux feuillets du livre, où tremblant un peu, je lis ce que l'homme dessine quand l'esprit tombe en éveil en lui. J'y ai découvert mille choses, mille choses qui sortirent en moi, profondes et ignorées. Toucher, comme on touche la pierre lisse, en sentir l'harmonie de chaque grain sur l'ourlet tendre de mes doigts.

À cœur joie je m'installais dans mes nuits blanches. Au fur et à mesure que je m'enfonçais dans l'expérience tout, de leur énergie, se mettait à vivre dans sa destiné. Dans ce chœur je cheminais avec puissance, jusqu'à ce que le jour éclaire enfin ma chambre.

Le bruit de l'eau qui bout dans la casserole noircie par le feu, une voiture isolée qui passe, l'odeur de la cire et du café filtré, le chocolat que je croque, tout est calme.

Vent du nord

Qui n'aime pas le mistral n'aime pas Marseille. Ce vent qui s'insinue partout, dans le moindre interstice. Il chasse les nuages et nous donne ce ciel, ce ciel d'un bleu qui vaut nuit écrivait le poète. Ce vend froid qui vient des cimes enneigées des Alpes. Ce mistral fait s'envoler les toitures, soulève et fait entendre le frou-frou des jupes à plusieurs volants des Gitanes.


La miniature, enfermée dans son cube de verre, ne m'a pas quittée. Dans le tiroir de la cuisine, les anneaux et la chaîne en or attendent d'être vendus. Je dors mieux le soir. Je me réveille en pleine nuit, et j'allume la radio pour écouter les nouvelles du monde. L'Europe croule sous ses dettes, la Grèce étranglée attendrait sa révolution. L'Europe a quitté le monde, le monde, qui a changé de centre, se passe de l'Europe. Ainsi tourne la roue de la fortune, pour des siècles, des siècles, des siècles et un siècle.

Voilà la saison bénie, moi, toujours aussi soucieuse de l'espace, je marche dans la ville. Nos pas, nos voix qui s'emmêlent, tout pousse, des murs bas sort l'odeur des jardins. Pourvu que ne manquent jamais l'image et le vin dans ma maison, pourvu qu'en chaque instant me saisisse l'esprit qui recouvre les actions, pourvu que, comme pour le sage, ma méditation soit de grâce. Que me revienne la langue que tout le monde comprend, la langue du vieux sage : que je puisse encore bavarder avec les chats et les cigales, que je puisse encore remercier les frênes qui font de l'ombre devant la porte.

Le vent est tombé dans l'après-midi, laissant la ville sale de sacs-poubelles renversés sur les trottoirs, de ses feuilles et branches cassées, gisant au sol. Comme si son souffle les avait maintenues élevées, mes émotions aussi ont chuté. On jurerait d'une malchance : m'abandonnant démunie devant le mouvement, l'esprit se retire. Je m'étais donnée au vent comme aux caresses d'un nouvel amant, mes livres se sont tus en même temps que lui.


L'étonnement n'a pas amené la peur, mais je me sens brutale devant l'espace hostile. Décline le dessein, plaisir et volupté se cachent, le regard des dieux s'est dérobé, je suis sans yeux pour ce qui m'entoure. Le chant forcé, comme on brusque son pas sur le sentier qui grimpe, aux herbes déjà jaunes. L'aptitude qu'avaient mes gestes pour que les divinités voient l'intime vérité. Je jurerais d'une malchance : me voici aveugle.


Francine Laugier 2010



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© Automne 2010, Francine Laugier
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